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Billet de blog 25 mai 2023

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Psychiatrie ordinaire, psychiatrie extraordinaire

Mardi 23 mai 2023, on m’a demandé si je voulais bien être interviewée à la télé. Cette demande faisait suite à la mort de l’infirmière poignardée au CHU de Reims, aux blessures graves d’une secrétaire de ce même service, coups infligés par un patient suivi en psychiatrie. En la refusant, je me suis dit que j’aurais dû accepter. Mais je ne le pouvais pas : je rentrais du travail, complètement sonnée. Car depuis quelques jours, au boulot, à l’hôpital, l’enchainement de situations urgentes, intenses ou bouleversantes médusent et s’intriquent.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Mardi 23 mai 2023, on m’a demandé si je voulais bien être interviewée à la télé. Cette demande faisait suite à la mort de l’infirmière poignardée au CHU de Reims, aux blessures graves d’une secrétaire de ce même service, coups infligés par un patient suivi en psychiatrie. L’invitation, je l’ai découverte en rentrant de ma journée de travail par un message dans ma boite mail.

En la refusant, je me suis dit que j’aurais dû accepter. Mais je ne le pouvais pas : je rentrais du travail, complètement sonnée. Car depuis quelques jours, au boulot, à l’hôpital, l’enchainement de situations urgentes, intenses ou bouleversantes médusent et s’intriquent. S’y mêlent l’ordinaire et l’extraordinaire de la psychiatrie.

Mardi soir, je n’étais pas en état de répondre à des questions en me détachant suffisamment de ce que je vis au travail depuis trois jours. Je suis très émue, je suis trop émue. J’aurai parlé de ça, de ce que je vis en ce moment. Et ce n’est pas ce que l’on attendait de moi...

Albane est morte dimanche soir. Je travaille dans le centre de jour psychiatrique où elle se rendait presque tous les jours depuis six mois environ.

Selon sa famille, c’était la première fois qu’elle trouvait un lieu, un service de soin où elle se sentait bien, qui rythmait ses journées, qui structurait ses semaines. Où elle rencontrait d’autres patients desquels elle était appréciée (pour la plupart). Où elle avait trouvé une activité, en art thérapie, qui la satisfaisait. Vendredi, nous avons dû appeler les pompiers pour elle. Le SAMU a décidé d’envoyer une ambulance. Une infirmière l’a accompagnée aux urgences, est restée avec elle durant les longues heures d’attente. Albane en est ressortie avec une ordonnance. C’est ma collègue qui a acheté ses médicaments. La patiente n’avait pas d’argent sur elle. Et puis dimanche soir, Albane est tombée, elle a été retrouvée morte devant chez elle. Vendredi nous avions eu sa famille au téléphone quatre fois : nous l’informions des soins en cours car sa famille était à l’étranger.

Au centre de jour, un patient avait verbalisé une étrange et violente détestation pour Albane. Olivier, un géant dont la tête frôle les embrasures de porte, était sorti d’hospitalisation récemment, à peine stabilisé, et son état se dégradait et nous préoccupait.

Lundi matin, alors que nous venions d’apprendre la mort d’Albane, Olivier a déclaré vouloir « buter » sa psychiatre du centre médico psychologique. De tout le bâtiment, de tous les services de ce site, une bonne vingtaine de soignants se sont déplacé « en renfort » au CMP.

On s’était organisé la semaine d’avant : une réintégration en hospitalisation complète était envisagée. Mais la psychiatre d’Olivier, malgré ses vociférations et ses insultes, a tenté de maintenir le dialogue avec Olivier lui permettant de négocier une réponse satisfaisante autant pour lui que pour les équipes : il a accepté la modification d’une partie de son traitement qu’il abhorre en échange d’un maintien du dosage d’un autre médicament.

Un infirmier de l’équipe de renfort a dit à Olivier qu’il faisait peur. Un cadre d’un autre service qui ne connait ni la psychiatre du CMP ni Olivier a dit que nous devions débriefer avec la médecin les menaces qui avaient été proférées à son endroit. Ce cadre était inquiet pour la psychiatre et ce qu’elle devait vivre.

J’ai transmis ensuite la prévenance de ce cadre à la psychiatre. Celle-ci m’a répondue avec conviction et presque amusée : « Mais Olivier, il faut que je l’affronte ! ». Et elle a porté très tranquillement l’ordonnance à Olivier. Il se contenait parce que nous avions été très nombreux à occuper l’espace quand il avait proféré ses pires menaces, des menaces de mort. La modification de traitement, cela avait calmé Olivier. Il avait repoussé l’augmentation de la dose, il avait été écouté, respecté.

Nous restons inquiets concernant l’état d’Olivier : il délire, il souffre, sa détresse est évidente. Mais les équipes tentent d’organiser des hospitalisations avec le consentement des patients et avec le moins de « violence » possible. Une réintégration avec la police et sous contention, c’est d’une violence terrible pour un patient souffrant.

Voilà la journée de lundi 22 mai. Ce jour-là, j’ai aussi administré deux injections retards, « surveillé » un repas thérapeutique, gardé un œil sur un patient qui s’est mal remis de deux épisodes de détresse respiratoire nécessitant deux hospitalisations (en soins intensifs) et assurée toute sorte d’autres petites taches insignifiantes : des échanges intenses et profonds avec des patients et des collègues. On était un peu comme Sur l’Adamant, cet autre centre de jour (flottant, une péniche). Ce merveilleux film de Nicolas Philibert qui a su se montrer patient pour que les patients se livrent à lui. L’attente de la parole et le temps de la rencontre, voilà les deux autres sujets au cœur de ce documentaire.

Mardi matin, quand l’infirmière attaquée était morte et que je ne le savais pas encore, Olivier était de retour au centre de jour et écrivait sur les murs sa haine du médecin. Nous lui avons dit que nous ne pouvions pas accepter ça, que nous allions effacer ces horribles phrases, il a répondu qu’il avait « le droit de s’exprimer ». Il ne s’est pas excessivement agité et il a demandé à quitter le service et rentrer chez lui tant il se sentait mal pour « juste aller dormir et oublier ». Si ce n’était pas clair jusqu’ici : Olivier refuse l’hospitalisation.

Il est parti à peu près calmement. Et on a pu se soucier d’Yvan. Yvan a l’air hanté, il a l’air mort ce matin. Ma collègue infirmière trouve qu’il ressemble à « un poisson ». Je demande à Yvan ce qui le tourmente car il a l’air tourmenté. Lentement, en hésitant, tout bas, il finit par parler de ses cauchemars, des voix qui l’injurient et lui font peur. Nous sommes inquiets. Par le passé, ces passages à l’acte suicidaire ont été choquants, spectaculaires. Ses séquelles sont affreuses.

Je reste avec lui tout le temps, je lui parle tout le temps. Il a peur du vide, il a peur de parler mais il s’apaise tandis que je lui parle du ciel dehors qui est un baume pour moi (je lui dis ça), de la très belle façade sculptée de l’immeuble d’en face, d’un roman que j’ai lu l’année dernière pendant qu’un échafaudage recouvrait cette même façade. On boit un thé ensemble. Il m’écoute, s’apaise, je ne lui demande rien. Peu après, en entretien avec son médecin psychiatre référent, il accepte l’hospitalisation : je l’accompagne dans le taxi qui traversera toute la très grande ville étalée pour le conduire dans un service d’hospitalisation complète. Je suis restée avec lui un assez long moment, le temps qu’un médecin là-bas puisse le recevoir. Et la psychiatre qui l’a reçu est celle que la veille Olivier avait dit vouloir « buter ».

La souffrance, la détresse des patients peut, à son acmé, être terrible, effrayante autant pour eux- mêmes que pour leur famille, les soignants et les autres patients qui reconnaissent leur propre souffrance, leur propre détresse dans la folie de l’autre. Voilà notre métier, il est difficile, exigeant et très beau aussi. Sa beauté, vous la verrez montrée au cinéma dans le film de Nicolas Philibert. J’attends aussi avec impatience la sortie du film État Limite de Nicolas Peduzzi. Dans une interview, il dit de très belles choses sur le psychiatre qu’il a filmé au travail à l’hôpital Beaujon où il a tourné son documentaire.

Il est abominablement triste qu’une infirmière meurt au travail, tuée par un patient. Il est abominablement triste que nous ne sachions pas toujours soigner des patients qui sont affligés de maladies terribles. Je ne pouvais pas aller à la télé dire tout cela. Je suis trop sonnée par la mort d’Albane, la violence verbale d’Olivier, l’épouvante d’Yvan, le voyage fou en taxi à travers la ville étalée, la robustesse des psychiatres, des soignants, des équipes de l’hôpital public qui accompagnent les patients atteints de pathologies si compliquées à traiter.

Mais on lâche rien.

Mary Dorsan, le 23 mai 2023.

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