La valse des bonus, parachutes dorés ou retraites cossues soulève une juste indignation au sein de la population tant aux USA qu'en Europe. Les pouvoirs publics devant l'ampleur de la réprobation ou pour des raisons démagogiques se sont exprimés pour réclamer de la modération, appeler les patrons à l'autorégulation. Ils ont aussi légiféré en la matière. Les explications généralement fournies au comportement des bénéficiaires de ces privilèges tournent en grande partie autour de leur inconscience, leur insensibilité aux souffrances des classes populaires ou leur cupidité. Bien que ces explications restent toutes valables, il me semble qu'elles ne rendent pas totalement compte de l'entêtement de ces derniers à vouloir maintenir ces pratiques. Et cela s'explique, me semble-t-il, par l'image quasi aristocratique qu'ils ont développé d'eux-mêmes.
L'aristocratie dans son sens le plus fondamental est l'idée que certains individus possèdent des qualités intrinsèques qui font d'eux des êtres supérieurs par rapport aux autres. Ils possèdent donc des vertus (au sens qu'Aristote a pu donner de ce concept) et ont de ce fait droit aux privilèges auxquelles celles-ci l'autorisent à prétendre. C'est cette conception d'eux-mêmes qui germe déjà sur les bancs des écoles de commerce, de l'université et autres centres de formation d'où sortent nos grands managers, traders et autres spécialistes de la finance. Cela commence d'abord par l'admission à ces lieux. Résultat d'un processus drastique de sélection pour une grande part, elle donne déjà au nouvel admis le sentiment d'appartenir à une infirme élite dont les capacités intellectuelles la place au dessus non seulement du commun des mortels, mais aussi de la plupart des autres étudiants des universités.
Tout au cours de sa formation, il se nourrit du message tant explicite qu'implicite qu'il est formé à diriger l'économie, à être un meneur d'hommes, à créer de la richesse. Il s'imprègne de l'idée qu'il représente le fer de lance, l'avant-garde de la prospérité économique de la société. Ajouté à la mission dont on le laisse penser qu'il est investi, il est entrainé mentalement à penser qu'il acquiert un savoir hyper pointu et compliqué qui est inaccessible aux autres.
Quant il parvient à obtenir son diplôme, l'impétrant le considère comme le couronnement du processus qui fait de lui un ayant-droit. C'est un passeport vers des privilèges sans limites comme récompense d'être parvenu au bout d'un parcours réservé aux « lucky few ». Les élus. C'est ce moule-là déjà qui fait que ces managers, traders et autres grands patrons ont une foi inébranlable dans les outils conceptuels et les techniques qu'ils manipulent. Leur formation ne leur est pas beaucoup appris à douter, vu qu'ils sont des esprits supérieurs. C'est aussi pour cela qu'ils ont été, pour la plupart, imperméables aux critiques, mises en garde et avertissements, convaincus qu'ils sont de se mouvoir dans un domaine d'une sophistication et d'une complexité telle que ceux qui n'en sont n'en comprennent rien du tout. Que donc, leurs critiques ne peuvent être que l'expression de leur ignorance relativement à ces pratiques auxquelles ils s'adonnaient.
C'est cela aussi qui explique leur aversion de toute forme de régulation et de contrôle, lesquels sont perçus comme étant l'intrusion du monde politique dans le domaine hautement pointu de la finance dont ils sont ignorants. C'est aussi une des explications de leur arrogance longtemps affichée vis-à-vis des politiques. Il faut bien reconnaître que ces derniers n'ont pas rechigner (par intérêt ou faiblesse?) à endosser ce rôle et se mettre volontairement en retrait par rapport aux milieux économiques et financiers.
Aujourd'hui, la crise doit marquer la fin de tout cela. On a découvert que la « vertu » de ces grands financiers n'était qu'illusion et auto-fabrication. Ils ont perdu leurs habits de lumière aveuglante. Le commun des mortels peut percevoir leur nudité. Le régime des privilèges ne pourra plus continuer.