Le 3 février, un individu a attaqué à l'arme blanche un groupe de soldats français de l'opération Sentinelle, près du Carrousel du Louvre. Le chef de l'Etat François Hollande a immédiatement qualifié cet événement de "attaque à caractère terroriste". Des journalistes se sont interrogés sur la pertinence de cette qualification au regard du choix des cibles : des militaires dans un contexte de guerre. Ils le font cependant timidement et on les comprend. De nos jours, toute personne qui conteste la rhétorique guerrière occidentale s'expose à des rétorsions. En janvier dernier, le chroniqueur belge du journal flamand De Standaard, Dyab Abou Jajah, a par exemple contesté le caractère "terroriste" d'une attaque suicide palestinienne contre quatre soldats israéliens. Il fut immédiatement renvoyé par la direction du journal sous la pression, il est vrai, de l'ambassade d'Israël et des nationalistes flamands. L'essayiste George Orwell a fort justement fait remarquer que la vigueur d'une démocratie se mesure à son respect de la langue. Prenons donc le temps de réfléchir au sens d'un mot dont on nous rebat les oreilles: "terrorisme".
Il importe de remarquer, pour commencer, que le terme est plus souvent utilisé à des fins accusatoires que descriptives. La fameuse expression "les terroristes des uns sont les résistants des autres" est, de ce point de vue, historiquement juste. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les réseaux que Jean Moulin tenta de coordonner étaient régulièrement qualifiée de « terroristes » par les services de propagande de Vichy et de l’Allemagne nazie. De nos jours, la qualification "groupes de résistants" s'est imposée. La même logique opère, de nos jours, quand le Hamas et les forces armées israéliennes se qualifient mutuellement de "terroristes". Selon cette approche, le terme "terroriste" ne dit rien sur l'objet qu'il prétend désigner. Le terme est simplement utilisé à des fins de diabolisation de l'adversaire. Cette logique accusatoire explique aussi l'échec des tentatives de définition du terrorisme menées à l'échelle des Nations Unies. Les terroristes des uns étant les résistants des autres, l'ONU n'est jamais parvenue a produire une définition substantielle.
Cet usage accusatoire de la notion de terrorisme se retrouve, quoique dans une moindre mesure, chez ceux qu'on pourrait appeler les "experts" (autoproclamés) en "études sur le terrorisme". Lisa Stampnisky a étudié la construction sociale et les logiques de fonctionnement de cet espace de production du savoir[i]. Elle a observé que cet espace s’est constitué en "champ " au sens de Pierre Bourdieu, c'est-à-dire comme un espace social relativement clos et disposant de règles propres en matière de fonctionnement et de compétition interne. L. Stampnisky montre que ce champ est dominé par des personnes qui n'ont pas une grande formation en sciences sociales. Ce n'est pas un crime mais cela les conduit à négliger quelques principes de bases, à commencer par la deuxième règle de la méthode sociologique selon E. Durkheim : "Ne jamais prendre pour objet de recherche qu'un groupe de phénomènes préalablement définis par certains caractères extérieurs qui leur sont communs et comprendre dans la même recherche tous ceux qui répondent à cette définition"[ii]. En d'autres termes, ces experts dissertent sur le terrorisme sans le définir ou en reprenant les définitions proposées par leurs clients. Cette logique explique pourquoi la Rand Corporation a maintenu l'ANC de Nelson Mandella dans sa liste des organisations terroristes jusqu'en 1993. L'ANC avait depuis longtemps renoncé à ces méthodes mais la qualification "terroriste" interessait encore des clients de cet influent think tank.
Conscients de ce problème, de nombreux chercheurs, journalistes et intellectuels critiques estiment qu’il n’est pas possible d’utiliser le terme « terroriste » à des fins scientifiques ou descriptives. Pour Didier Bigo par exemple, "le terrorisme n'existe pas: ou plus exactement, ce n'est pas un concept utilisable par les sciences sociales"[iii].
La position de D. Bigo a le mérite d’être claire et cohérente du point de vue intellectuel. Il existe cependant une alternative : partir en quête d'une définition non-accusatoire du terrorisme. On dispose pour ce faire d'un moyen relativement simple: le retour aux sources. En effet, le terme "terroriste" n'a pris une connotation accusatoire qu'au cours de la Seconde moitié du XXe siècle. Parcourons donc rapidement les usages de ce terme de la révolution française à la fin de la Seconde guerre mondiale.
Cette histoire possède un point de départ: la "Terreur" révolutionnaire française des années 1793-1794. Contrairement aux "experts" contemporains du terrorisme, Robespierre ne faisait pas de distinction entre une "Terreur" qui serait perpétrée par des Etats et un "terrorisme" qui serait le propre des acteurs non-étatiques. Il utilisait les deux termes de manière équivalente. S'il n'a pas véritablement théorisé la Terreur/le terrorisme, on comprend qu'il se référait à une pratique violente (17 000 personnes guillotinées et 30 000 fusillées) consistant à terroriser les populations en espérant que cette émotion génère un effet politique (en l'occurence la diffusion des idéaux révolutionnaires).
Cette définition se perpétua, avec quelques nuances, dans la tradition révolutionnaire socialiste, communiste et anarchiste. On peut citer à ce propos l'ouvrage publié par K. Kautsky en 1919 et intitulé "Terrorisme et Communisme"[iv]. Contrairement à Trotski[v], Kautsky ne pensait pas que le terrorisme était consubstantiel de la pratique révolutionnaire. Il ne jetait cependant pas de condamnation morale sur ces pratiques. Plus important pour notre propos, il définissait le terrorisme dans les mêmes termes que Robespierre, à savoir comme une méthode consistant à "effrayer l'adversaire en faisant violence à des gens sans défense" (p. 124).
Cet usage non-accusatoire de la notion de terrorisme se retrouve, enfin, dans certaines doctrines militaires occidentales. La pratique guerrière consistant à tuer des civils afin de terroriser les populations a joué un rôle central dans les guerres coloniales. Cette pratique terroriste - au sens non-normatif exposé plus haut - possédait un volet doctrinaire. Thomas Hippler cite à ce propos les réflexions du Colonel Callwell, un officier colonial britannique, qui résumait ainsi l'originalité des guerres coloniales: "'La différence principale entre les petites guerres et les campagnes régulières (...) c'est que, dans la petite guerre, la victoire sur les armées ennemies - quand elles existent - n'est pas nécessairement l'objectif principal; l'effet moral est souvent bien plus important que le succès matériel, et les opérations se limitent parfois à commettre des ravages réprouvés par les lois de la guerre régulière'"[vi].
Les puissances occidentales attendirent les années 1920 avant d'envisager un usage massif de telles méthodes contre des alter-egos blancs et occidentaux. Sur le plan doctrinal, le tournant se produisit en 1921 avec la publication, par un officier italien nommé G. Douhet, d'un ouvrage intitulé La maîtrise de l'air. L'auteur constatait que la "grande guerre" de 1914-1918 s'était moins jouée sur les champs de bataille - les différentes forces armées s'étant rapidement neutralisées sur ce plan - qu'à l'arrière, c'est à dire dans la capacité des populations civiles à soutenir l'effort de guerre. Il inférait logiquement de cette prémisse que les populations civiles devenaient un objet légitime de la stratégie militaire. Il ajoutait que les forces européennes disposaient d'ailleurs d'un moyen simple pour parvenir à cette fin: les bombardements aériens.
Au cours de la Seconde guerre mondiale, deux pays mirent en œuvre la doctrine Douhet de manière systématique et massive: le Royaume-Uni et les Etats-Unis. Entre 1944 et 1945, ces deux pays larguèrent 2,500 000 tonnes de bombes sur des villes allemandes et japonaises, dont deux bombes atomiques, causant la mort de 1,100 000 civils (contre moins de 100 000 morts civils pour les bombardements des puissances fascistes, essentiellement l'Allemagne pendant le Blitzkrieg).
De nos jours, de nombreuses personnes nient le caractère "terroriste" de cette action. On préfère parler de "bombardements stratégiques" ou de "bombardements sur zone", des expressions qui contribuent à euphémiser la perception de cet événement[vii].
Il est cependant intéressant de remarquer que les responsables états-uniens ou britanniques de l'époque ne faisaient pas encore mystère du caractère terroriste - au sens non accusatoire du terme - de ces pratiques. On peut citer à ce propos un rapport de 1947 sur les effets des bombardements sur le "moral" des Japonais[viii]. Ce rapport est issu d'une vaste enquête sociologique commanditée par le ministère états-uniens de la guerre: le United States Strategic Bombing Survey. Ce rapport est intéressant car il ne reprenait pas à son compte les procédés rhétoriques d'euphémisation de la violence évoqués plus haut. Si les bombardements étaient parfois qualifiés de "stratégiques", tous les auteurs s'accordaient sur le fait que les bombes, les incendies et les "900 000 morts" (p. 1) avaient permis de générer un sentiment de « peur » et de « terreur » parmi la population. Les rapporteurs écrivent notamment que "la réponse émotionnelle primaire aux bombardements fut la peur et la terreur" (p. 2), ce dernier terme apparaissant 17 fois dans le rapport. Enfin, les auteurs du rapport ne manquèrent pas de rendre compte des sentiments (de "peur et de terreur" donc) éprouvés par les civils japonais. Ce témoignage d'une femme japonaise, dont l'enfant fut victime des bombes incendiaires larguées sur Tokyo, est de ce point de vue édifiant:
"'La nuit du 23 mai, j'ai ouvert la fenêtre et regardé dehors, me demandant si la nuit serait paisible ou non. C'était une nuit plutôt fraiche. Trois avions sont arrivés en même temps. Deux ont fait un tour au-dessus de nous et le troisième lâcha les bombes. Il n'y avait pas beaucoup de temps pour s'y préparer dans la mesure où les sirènes n'ont retenti qu'au moment où les avions étaient au-dessus de nos tête. Je suis sorti en courant avec mes deux enfants. Quand nous sommes arrivés dehors, les flammes nous entouraient. Des flammes tombèrent sur ma poitrine et derrière moi. J'étais terrifiée. L'enfant que je tenais par la main s'est trouvé coincé dans un petit trou. Du coup, au lieu d'éteindre les flammes qui me brûlaient la poitrine et le visage, j'ai donné un coup sec à l'enfant et elle s'est libérée. Elle pleurait de peur et a commencé à éteindre le feu. Ensemble nous avons éteint les flammes. Cela m'a rendu folle. Tout mon visage me faisait mal. Je ne pouvais pas bien voir. J'ai pu éteindre les flammes sur ma poitrine mais je ne suis pas parvenu à le faire pour celles qui étaient sur mon dos. Nous avons couru d'un lieu à l'autre mais c'était comme si le feu voulait nous avaler. De minuit et demi à cinq heures du matin, nous avons tous les trois couru d'un endroit à l'autre. Je crois que le feu a endommagé ma vue donc j'ai été trainée d'un endroit à l'autre par ma grande fille de huit ans pendant que je tenais le bébé dans mes bras. Jusqu'à cinq heure trente du matin, nous n'avons pas reçu d'aide médicale" (p. 35).
Les auteurs analysaient froidement ce témoignage comme le signe que l'objectif de diffusion de la terreur avait été atteint.
A ma connaissance, ce rapport de l'USSBS est le dernier document dans lequel des puissances occidentales assument le caractère terroriste de leurs pratiques guerrières consistant à tuer des civils à des fins d'intimidation. Au cours de la guerre froide, la notion ne fut utilisée publiquement que pour évoquer une situation de non-guerre et de non-violence à travers l'expression "équilibre nucléaire de la terreur".
Entendons-nous bien: cela ne veut pas dire que les Etats occidentaux ont cessé de pratiquer le terrorisme en tant que méthode d'action guerrière mais qu'ils ne présentent plus ces pratiques sous cet angle. On peut citer à ce propos la doctrine du "Interdiction and Harassment" théorisée par le Colonel états-unien John Nagl et mise en œuvre par l'armée américaine lors de l'invasion de l'Irak de 2003[ix]. Cette doctrine invitait à générer un tir d'artillerie soutenu en direction des zones urbaines censées être favorables aux insurgés. L'objectif était de générer un sentiment de "peur" parmi la population en supposant que cette émotion se transformerait en refus de participer à l'effort de guerre des groupes "insurgés". Rappelons que l'invasion de l'Irak de 2003 a directement causé la mort de 60 000 victimes (selon les estimations les plus basses).
On peut renouer en conclusion avec les deux questions posées au début de ce texte: "la notion de terrorisme peut-elle avoir un sens descriptif?" et, si oui, "l'événement du Carrousel du Louvre peut-il être qualifié de terroriste?". J'ai tenté de montrer qu'on peut retenir une définition neutre, ou du loins non accusatoire, du terrorisme en envisageant celui-ci comme une méthode consistant à "effrayer l'adversaire en faisant violence à des gens sans défense" (Kautsky). Cette définition permet de décrire un certain nombre de pratiques, à commencer par le geste terroriste le plus puissant de l'histoire de l'humanité: l'administration méthodique et massive de la terreur par les pilotes britanniques et états-uniens entre 1944 et 1945. Bien qu'ils aient fait beaucoup moins de morts, les attentats du 11 septembre découlent aussi, incontestablement, d'une logique terroriste au sens énoncé plus haut. Mais cette définition permet aussi de comprendre ce que le terrorisme n'est pas, à commencer par le fait de s'attaquer à des militaires en contexte de guerre. En d'autres termes, ni l'événement du Louvre, ni les attaques produites par des palestiniens à l'encontre de militaires israélien, ni d'ailleurs les attentats perpétrés par les résistants français contre les forces d'occupation allemandes entre 1940 et 1944 ne relèvent du terrorisme. A l'instar de François Hollande, celles et ceux qui disent le contraire vident la notion de toute signification. Mais il y a plus grave: en agitant les peurs, ces tortionnaires de la langue française font le jeu de ceux qu'ils prétendent combattre. La grande résistante Germaine Tillon parlait à ce propos "d'ennemis complémentaires".
[i] Stampnitzky, L., 2008, Disciplining an Unruly Field: Terrorism Studies and the State, 1972-2001, Berkeley Doctoral Dissertation, University of California.
[ii] Durkheim, E., 2005, Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF.
[iii] Bigo, D., 2005, "L'impossible cartographie du terrorisme", in Cultures et conflits, [en ligne] articles inédits, mis en ligne le 25 février 2005 et consulté le 4 février 2017 (http://conflits.revues.org/1149), p. 1.
[iv] Kautsky, K., (1919), Terrorisme et communisme. Contribution à l'Histoire des Révolutions, Jacques Povolozky et C. Éditeurs.
[v] Trotski, L., 1920, "Terrorisme et communisme. Réponse au renégat kautsky".
[vi] Hippler, T., 2014, Le gouvernement du ciel. Histoire globale des bombardements aériens, Les Prairies ordinaires, p. 29.
[vii] Sebald, W. G., 2004 (2001), De la destruction comme élément de l'histoire naturelle, Paris, Actes Sud.
[viii] The United States Strategic Bombing Survey, The effects of strategic bombing on Japanese morale, Moral division, June 1947, 262p
[ix] Olsson, C., 2008, "Afghanistan et Irak: les origines coloniales des guerres antiterroristes", in D. Bigo, L. Bonelli et T. Deltombe (dir.), Au nom du 11 septembre... , Paris, La Découverte, p. 49-62.