Avant le covid, partout en France, des soignants se sont soulevés pour lancer l’alerte sur l’état du système de santé et de l’hôpital public. C’était dans les EHPAD, aux urgences, à l’hôpital général, à l’hôpital psychiatrique. Cela a donné lieu aux Blouses noires du Rouvray, aux Perchés du Havre, aux Pinel en Lutte, au Collectif Inter-Urgences (CIU), au Collectif Inter Hôpitaux (CIH) et à une constellation de collectifs militant pour des soins accessibles et humains.
Puis il y a eu le début du covid qui a constitué une parenthèse de déstabilisation du pouvoir gestionnaire et la réorganisation par les collectifs de travail de l’hôpital.
Puis la reprise en main. Plus violente que jamais.
Tandis que rien n’est résolu sur le fond, les conditions d’accueil indignes aux urgences et en psychiatrie par exemple, les foudres répressives s’abattent violemment sur celles et ceux qui ont dénoncé les errements d’années de restrictions budgétaires, de bullshit-jobisation des métiers du soin et de la perte de sens consécutive. Les clivages toujours croissants entre ce à quoi devrait servir le système de santé (soigner) et ce à quoi il sert en réalité (créer des marchés privés).
Il existe une mécanique de la répression, elle doit certainement être expliquée dans les précis de management qui servent de bibles à celles et ceux qui ont le pouvoir.
Dans notre domaine, prenons le cas, bien entendu fictif, d’une alerte lancée par des soignants/autres professionnels concernant des pratiques illégales et / ou indignes à l'égard des patients/usagers/bénéficiaires/résidents dont ils sont témoins aux urgences, en psychiatrie, en EHPAD, à l'hôpital ou ailleurs.
Hypothèse: Soit une alerte lancée par des professionnels qui s'inquiètent de pratiques illégales ou indignes à l'égard de personnes, dont ils sont témoins au sein d'établissements.
Toute ressemblance avec des personnages existants ou des situations réelles serait purement fortuite.
1) Suite à cette alerte qui les met en cause, la première étape pour les directions est souvent de « communiquer » en ne disant rien et de chercher des alliés internes.
Tout d'abord, un silence de la part des directions est opposé aux professionnels et aux médias (si l'affaire est médiatisée d'emblée). Cette tactique du silence vise à gagner du temps quant aux demandes internes et externes de justifications concernant ces pratiques illégales et indignes. Articulée à ce silence inaugural, la mécanique répressive se met en marche. Le silence des directions est couplé d’une stratégie interne visant à allumer des contre feux en s’appuyant sur des forces présentes au sein des établissements: les professionnels ayant lancé l'alerte ont bien des adversaires. Il suffira, discrètement de s'appuyer sur ces derniers.
La mécanique répressive se compose de deux éléments clés : la projection et le renversement. L’enjeu est de renverser la charge de l’alerte en accusant les lanceurs d’alerte de ce qu’ils dénoncent. C’est une stratégie projective, au sens psychiatrique du terme : on projette sur l’autre ce que l’on fait soi-même (souvent, sans même le reconnaître).
Et les complicités peuvent facilement se trouver. Quand le pouvoir demande un service pour se protéger, quand il flatte les bas instincts de cour, des alliances étonnantes surgissent et le parfum des règlements de compte d’histoires non traitées se répand comme de la poudre. L’enjeu est de créer un adversaire commun, un bouc émissaire, pour ne pas traiter ce qu’il se passe à l’intérieur en termes de pratiques illégales.
2) La seconde étape est d’instiller le soupçon sur celles et ceux qui ont lancé l’alerte.
Le fameux théorème apocryphe attribué à Charles Pasqua « créer une affaire dans l’affaire » est une boussole. L’enjeu est de faire oublier les illégalités ou les indignités initiales. Ne pas en répondre. Il faut désormais braquer les projecteurs sur les professionnels qui ont osé troubler la paix interne des établissements et leurs images extérieures.
Toute ressemblance avec des personnages existants ou des situations réelles serait purement fortuite.
Dans cette étape, il s’agit de communiquer en interne en montrant tel ou tel établissement comme une victime de personnes mal intentionnées aux ambitions personnelles. Par exemple, expliquer que le but recherché par les lanceurs d’alerte n’est pas de faire cesser la situation indigne et illégale mais bien de créer une occasion de se mettre en lumière, de tirer la couverture médiatique à soi. Voire d’attirer la lumière pour camoufler des faits graves et honteux dont eux-mêmes seraient les auteurs... Projection et renversement donc.
Toute ressemblance avec des personnages existants ou des situations réelles serait purement fortuite.
Cette astuce du « diviser pour mieux régner » marche d’autant plus facilement que l’imaginaire social est modelé par la fabrique des images. Les images que l’on veut renvoyer de soi, le nombre de vues que l’on a sur tel réseau social, le quart d’heure de célébrité cher à Andy Wharol auquel chacun a le droit une fois dans sa vie.
Dans cette seconde étape, il faut détruire l’image de l’autre en détruisant son travail et le sens qu’il met à son travail. Le sens du travail étant en perte de vitesse du fait de l’accroissement de la « merdification » des métiers, il sera facile de faire passer l’idée que les personnes ne luttent pas pour le sens mais pour une image. Il convient d’attaquer aux points de convictions de l’adversaire pour les retourner contre lui.
3) La troisième étape est d’instrumentaliser des conflits internes en se servant de la machine bureaucratique comme faiseuse de preuves, à charge.
Il ne faudra pas hésiter à user de calomnies et de pratiques diffamatoires car le temps judiciaire est toujours plus long que le temps administratif. Trois à quatre ans plus tard, les lanceurs d’alerte auront souvent gain de cause sur le fond mais avant ils auront été lessivés (voire sanctionnés) par la machine bureaucratique et sa temporalité. L’usage de procédures d’urgence permet, en accélérant, de sidérer l’adversaire, de le prendre de court.
Dans cette étape, les établissements peuvent se servir de tous les moyens à disposition. Dans un hôpital, les instances internes peuvent être le théâtre de la stratégie projection-renversement. Les directions pourront produire des pièces à conviction à partir de déclarations à charge. Ces déclarations seront présentées comme étant des faits indiscutables nécessitant des réponses disciplinaires sans appel. Les témoignages contraires seront exclus, le contradictoire n’aura pas besoin d'être respecté. Bien souvent, une réponse procédurale, de pure forme, permet de s'exonérer du problème de fond.
Toute ressemblance avec des personnages existants ou des situations réelles serait purement fortuite.
A partir de ce moment, tout n’est plus qu’une question de respect des formes. Le contre feu allumé permet d’oublier le fond : les conditions indignes et les illégalités initiales.
4) La quatrième étape est d’instiller un climat de peur à tous les échelons hiérarchiques pour isoler les fauteurs de troubles internes.
S’en prendre à des personnes en responsabilité est efficace pour faire passer le message suivant aux échelons inférieurs de la hiérarchie : « s’ils osent s’attaquer à un responsable, qu’est-ce que cela va être pour celles et ceux en dessous ! ». Cette stratégie permet de couper l’herbe sous le pied des soutiens internes aux lanceurs d’alerte. Et les directions pourront utiliser cela pour expliquer que les lanceurs d’alerte sont clivants, qu’ils n’ont le soutien de quasiment personne. La preuve... par la peur !
Toute ressemblance avec des personnages existants ou des situations réelles serait purement fortuite.
Dans cette étape, il est intéressant de garder en tête la stratégie projection-renversement pour rendre responsable les professionnels qui ont alertés, de tyrannie voire de terrorisme, d’épuration voire de morts. Dénoncer l’autoritarisme, le harcèlement, l’abus de pouvoir, la maltraitance et la dictature de ces fauteurs de troubles fera nécessairement affluer des soutiens. Mais pas que...
Cela aura également l’intérêt de faire oublier les reproches du même acabit qui avaient pu exister précédemment dans ces mêmes établissements des années auparavant (là encore, projection).
Toute ressemblance avec des personnages existants ou des situations réelles serait purement fortuite.
Par ailleurs, l’emploi de la menace est utile. Faire peur aux adversaires, les menacer, les acculer à la faute professionnelle, porter plainte contre eux peut avoir de l’effet (comme ce qu'il se passe en Seine Maritime). Se servir du devoir de réserves pour museler toute possibilité d’informer les personnes préoccupées par la situation. Au mieux, ils rentreront dans le rang, se plaindront d’un burn-out et vous n’en entendrez plus parler.
5) La cinquième étape est celle de « l’endossement » des professionnels et de l’irresponsabilisation des dirigeants
Quand des alertes sont lancées, elles sont lancées sur des pratiques et non sur des personnes. Mais les personnes agissant ces pratiques se sentiront bien souvent attaquées personnellement plutôt que de considérer les alertes comme portant sur un système.
Il faut compter sur le penchant des professionnels à se prendre pour cible individuelle de la dénonciation de pratiques. La désagrégation des collectifs de travail renvoie chacun à sa responsabilité individuelle et exonère le système (et donc les dirigeants) de sa responsabilité globale. Par ce mécanisme, les professionnels s’identifient à l’établissement, à son image. Ils cautionnent la plupart des choses qui se passent à l’intérieur car critiquer l’établissement reviendrait à se critiquer individuellement. Le mettre en question reviendrait à se mettre en question, collectivement et personnellement. Dans cette technique d’irresponsabilisation des directions, se mettre en question en tant que professionnels reviendrait à avouer une faute, à se rendre fautif.
L’irresponsabilité des tutelles entraînent la sur-culpabilisation des professionnels. Et d’ailleurs, une bonne idée pour compléter la stratégie projection-renversement est de pousser à la faute les lanceurs d’alerte. Trouver une faute grave, blâmable et punissable. Le couple irresponsabilisation hiérarchique / hyper-culpabilisation des agents permet l’entretien du climat de peur et renforce ce que nous nommerons la stratégie « d’endossement » des professionnels (action de prendre sur soi – sur son dos – les responsabilités dont s’exonèrent les tutelles).
Ainsi, les individus aux échelons inférieurs de la hiérarchie prennent sur leurs épaules une responsabilité générale que n’endossent plus les responsables officiels ayant autorité au sein des établissements. Les uns ont le dos large tandis que les autres font le dos rond.
6) La sixième étape est celle du « R-établissement » : refaire établissement, reconstruire une image positive à partir d’un silence actif sur les illégalités.
L’ensemble des personnes parties prenantes se mettront d’accord pour enterrer l’affaire selon la stratégie éprouvée du « pas de vague ». Pas de vague pour ne pas mettre en lumière les responsabilités. Pas de vague pour ne pas ternir l’image. Pas de vague car les services demandés aux uns et autres appelleront, en temps voulu, à des retours d’ascenseurs.
La stratégie de projection-renversement alliée au climat de peur et au couple déresponsabilisation-endossement a toutes les chances de marcher. Elle est éprouvée dans de nombreux secteurs depuis des années.
Conclusion
Les établissements se pensent désormais vaccinés contre les fauteurs de troubles. Ces derniers n’auront plus que le choix de partir... s’ils le peuvent. Sinon ils seront placardisés voire en arrêt de travail longue durée avant d’être licenciés pour inaptitude. Les conséquences sur leur vie personnelle, sur leurs familles et leurs proches seront lourdes, très voire trop lourdes.
Mais ce qui est peut-être oublié, c’est que cette mécanique de la répression n’est qu’un premier temps qui en appelle un second.
Le premier temps, celui de l’immunisation des institutions contre les lois, contre les droits et contre les libertés fondamentales.
Le deuxième temps, politique, sera celui du combat entre deux registres d’immunités : immunité contre la loi ou immunité contre les transgressions des lois et des droits ? Combat entre deux registres de mouvements : mécanique ou dynamique.
Et là, rien n’est joué d'avance.
Si à cette mécanique de la répression est opposée une dynamique politique d’ampleur pour la dignité, les droits et les libertés fondamentales, le monde pourra peut-être, un temps soit peu, revenir à l’endroit.
A suivre...
Toute ressemblance avec des personnages existants ou des situations réelles serait purement fortuite.
Mathieu Bellahsen

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