Alors voilà, dans sa lettre Pro du 17 octobre 2025, l’Agence Régionale de Santé Centre-Val de Loire « a notifié aux cliniques La Borde et La Chesnaie le non-renouvellement de leur autorisation d’activité de psychiatrie. »
La Borde, lieu où s’est inventée une autre psychiatrie, collective et politique, lieu de soins pour beaucoup, lieu de formation, de stage, lieu boussole en ces temps troublés. L’ARS n’a pas cru bon de prévenir les premiers intéressés mais parle tout de même « co-construction »...
Et la lecture du document est édifiante, car il s’agit notamment de « réaliser une analyse approfondie des situations individuelles à un instant donné — ce que l’on appelle une “coupe”, sorte de “carottage” — pour identifier les besoins réels en soins et en accompagnement. »
L’ARS et le haut du corps psychiatrique (Ministères et autres) ayant aboli l’inconscient, cela produit du comique qui frôle la bouffonnerie… Les ARS coupent et on se fait carotter. C’est toujours moins brutal que les CRS qui butent et insultent les désignés « PLP - Pue La Pisse » de Sainte Soline comme vient de le révéler Mediapart. Mais, pas d’inquiétude car l’ARS est mieux élevée que la maréchaussée car l’agence, au moins, remercie les cliniques pour service rendu avant de conclure que ce processus est « ambitieux mais nécessaire ».
Dans le même temps, à Saint Denis, dans le 93, des usagers se mobilisent pour leur hôpital de jour dont ils risquent d’être virés sans ménagement au profit des réorganisations – mutualisations – fusions. Ce lieu s’inspire des pratiques de la psychothérapie institutionnelle. Mais il y a mieux à faire que de s’occuper des personnes psychotiques et autres. En fait, on s’en tape. Elles peuvent être les variables d’ajustement, tant qu’elles ne font pas trop de bruit. Et sinon, on pourra toujours se plaindre des ratages psychiatriques, d’adolescents avec des cerveaux de criminels et des "pulsions de décivilisation", de monstres qu’il faut enfermer à jamais. Une petite carotte et un gros bâton. Circulez !
On pourrait faire le tour de France de la saloperie psychidaire qui supprime les lieux avant de se débarrasser des personnes : à Lavaur, par exemple. Les patients se mobilisent, font des pétitions, des mobilisations pour préserver leur lieu. Justement parce qu’ils sont soignés humainement et qu’on essaye de respecter leur parole, leur dignité, dans cette unité au long cours. Mais là, les directions ont un joker qui marche à tous les coups : les professionnels, en réalité, les instrumentalisent ! C’est pas beau le paternalisme inclusif? Oui, parce que les personnes psychiatrisées, c’est bien connu, elles ne peuvent pas penser par elles-mêmes. D’ailleurs, c’est cette même logique infantilisante, asilaire, qui a justifié les enfermements préventifs pendant le covid dans notre affaire.
Des lieux qui se fondent sur les liens, sur les relations humaines, sur des circulations, sur le temps nécessaire à prendre, ça fait tâche. Les amitiés, les solidarités thérapeutiques, les affinités, l’hétérogène, ça fait tâche. Abattre La Borde et ces lieux c’est aussi mettre à mort des liens tissés patiemment. Sans état d’âme. Synonyme : sans état de psyché.
Et puis, bientôt, on pourra dire que ces personnes psychotiques « chroniques » souffrent trop. C’est dans leur gène, dans leur cerveau, c’est à vie, c’est incurable. Ce nihilisme thérapeutique se répand à mesure que les gens ne sont plus soignées, faute de dispositifs de soins réels, faute de personnes humaines pour accompagner. Et en réalité, ce qu’il leur faut, d’ailleurs certains le demanderont eux-mêmes, ce sera de recourir au suicide assisté. Dans un premier temps, il y aura une expertise psychiatrique pour être sûr que la personne n’a pas une pathologie psychiatrique, qu'elle ne demande pas la mort du fait de cette pathologie. Mais avec la cérébrologie et son déni de la folie, ça va vite glisser. En fait ces personnes, elles seront vite vues comme ayant "une maladie comme les autres", déstigmatisation oblige. La cérébrologie dépsychise et ensuite dépsychiatrise. Les incurables, les inutiles, les invalides : injection, non plus retard mais définitive en perspective. Ca fera des économies. La mauvaise santé mentale coûte chère, c’est « un fardeau » ressasse-t-on à la télé et dans les lobbys santé-mentalistes. Les arrêts de vie, ça fera des arrêts de travail en moins.
Jean Oury, fondateur de la clinique de La Borde, répétait souvent lors ses séminaires à Sainte Anne, que le devenir concentrationnaire, la logique d’extermination ne s’était pas arrêtée avec la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Elle était toujours là, nous hantait. Il reprenait souvent les travaux de Klemperer avec la LTI (la langue du troisième Reich). Il s’insurgeait de l’infiltration actuelle de cette LTI dans les novlangues contemporaines des technocrates psychicidaires. Et il prenait comme exemple ceux qui étaient déclarés « adéquats », ceux qui ne l’étaient pas. A l’époque, pour les inadéquats, le programme T4 et la mort.
Résonance étrange. Dans ce courrier, l’ARS justifie ses carottes et ses coupes par les hospitalisations longues qui seraient inadéquates du fait de la T2C, la tarification par compartiment, une sorte de T2A psychiatrique : « Aujourd’hui, la psychiatrie connaît une évolution majeure de son cadre d’autorisation. La réforme nationale de 2022 redéfinit les activités de psychiatrie pour mieux répondre aux besoins actuels des personnes : développer les soins ambulatoires, renforcer les liens avec le médico-social, et réduire les hospitalisations prolongées lorsque celles-ci ne relèvent plus d’un besoin de soins psychiatriques à proprement parler ». Il est probable que Jean les aurait traités « d’arpenteurs de l’économie restreinte », de « thanatocrates ». Les yeux dans les yeux. Les personnes qui se soignent activement à La Borde sont étiquetées « schizophrènes résistants » ailleurs car elles résistent… aux traitements médicamenteux.
Ici, ce qui leur est promis c’est donc une vie réduite par le découpage administratif, avec moins de soins. Mais c’est mieux répondre aux besoins des politiques publiques, pardon, des personnes Le processus sous-jacent à l’attaque de ces institutions qui font lieu - tout autant lieu physique que lieu psychique - est la mise sous silence par destruction de l’activité de soin de la psyché : le iatros de la psyché.
D’autant que ce découpage opère sur un mensonge, à savoir que la psychothérapie institutionnelle ce serait l’hospitalo-centrisme, la chronicisation. Or la psychothérapie institutionnelle a concouru à développer l’ambulatoire grâce au clubs thérapeutiques et aux pratiques désaliénistes. Résumer le mouvement de psychothérapie institutionnelle aux enceintes des HP c’est tout simplement malhonnête. La Borde et les autres ont développé par le biais des Croix Marines tout un réseau d’appartements en ville, des structures ambulatoires, de circulations : un milieu en somme. De nombreux secteurs de psychiatrie se sont inspirés de tout cela avant la vague de démantèlement gestionnaire et autoritaire.
Mais pendant ce temps là, les cérébrologues redécouvrent la poudre. En témoigne cet article du Monde, où il ne serait pas nécessaire d’être figé dans un diagnostic pour démarrer les soins (on se pince pour ne pas rire quand on a l’habitude de prendre le diagnostic dans une dimension thérapeutique et relationnelle d’emblée…). Ces politiques et leurs complices professionnels promeuvent le cerveau et les symptômes comme lieu d’intervention privilégié des soins et des actions (nudges) sur « l’environnement » perçu comme naturel et essentialisé. Et là, il y a une question politique et démocratique. Se concentrer sur le cerveau peut permettre de silencier tout ce qu’il y a autour et notamment les dominations capitalistiques, validistes, racistes, patriarcales. Toutes les cultures de l’inceste, du viol, de l'entrave. Toutes les réductions pathologisantes.
Les diagnostics se font passer pour des soins et les plateformes de tri pour des institutions soignantes. Ca standardise à tour de bras : les diagnostics, les professionnel.les, les usager.e.s. Toutes et tous doivent correspondre à ce que ce taylorisme numérique impose dans le champ des soins. Et pendant ce temps, le marché de la e santé mentale peut continuer de prospérer sur ce tas de ruine au nom, justement, du manque de structures et de professionnels de soin.
Aujourd’hui, le capital algorithmique, l’intelligence artificielle et la cérébrologie se marient. Ca innove grave. Certes, on parle de la mauvaise santé mentale due à titktok et son Rabbit Hole, on parle d’ados qui se suicident suite à des déconvenues amoureuses avec leur chatbot, on continue d’invisibiliser toutes les chaînes extractivistes derrière la numérisphère : extraction de minerais, de ressources en eau et en énergie, extraction de données. On ignore l’extraction psychique aussi. Toutes ces extractions ont des conséquences néfastes sur les milieux de vie, sur nos psychés. On silencie les conflits d’usage en cours et à venir de tous ces extractivismes. La lutte contre les mégabassines n’est qu’un tout petit aperçu de ce qui nous attend avec la construction des datas centers et leurs besoins en eau.
Psychicide, Mésocide
Disons un mot sur ce néologisme « psychicide ». Comme les détraqueurs de Harry Potter, l’extraction psychique vide l’âme, les affects, le social-historique. Il correspond à ce que nous pouvons ressentir dans les évolutions contemporaines avec le développement des anesthésies cognitives et psychiques, les insensibilisations, les pédagogies de la cruauté qui nous entourent. Le psychicide nomme la destruction des psychés (âmes) singulières et collectives à partir de processus de dépsychisations. Il faudra revenir là dessus, plus tard.
On connaît l’écocide qui est la destruction massive de l’habitabilité de la terre pour l’espèce humaine notamment. On connaît le « médicide » depuis Gaza qui nomme la destruction systématique de toute possibilité de soins. Par contre, on ne connaît pas - car je l’invente là tout de suite - le mésocide : la destruction systématisée des milieux (méso) de vie, c’est à dire un écocide auquel on rajouterait toutes les dimensions relationnelles, psychiques : les relations interhumaines et avec les non humains. Dans nos milieux de vie et d’existence ça foisonne de social-historique, de traumas et de fantômes, d’immatériel, d’insu et d’inconscient. Tout ce que Jean Oury nommait la sous-jacence, cet humus, cette brande disait-il qui crée et entretient le vivant et l’existant.
La riposte est nécessaire à partir de ces points là, dans nos liens, dans les lieux, dans les milieux. Alors, aux âmes !
Mathieu Bellahsen, le 7 novembre 2025
PS: concernant les réductions pathologisantes, on vous invite à la soirée de présentation du livre de Pauline Chanu: "Sortir de la maison hantée. Comment l’hystérie continue d’enfermer les femmes" à la librairie Libertalia de la Maison des Métallos (rue Jean Pierre Timbaud à Paris), le vendredi 28 novembre à 19h.