On voit toujours circuler sur les réseaux sociaux un paquet considérable d'âneries. Celles-ci, écrites le plus souvent par des non-spécialistes dotés d'un peu d'autorité dans un domaine autre, sont relayées par d'encore moins spécialistes qui n'ont aucune notion sur le sujet dont il est question, mais relaient néanmoins ces âneries parce qu'elles vont dans le sens de leur vision du monde. Je fais partie de ces non-spécialistes, le plus souvent, et je ne fais pas toujours l'effort de lire cinquante sources pour dégonfler la baudruche adverse lorsque je me lancer dans la bataille. Aujourd'hui, néanmoins, on m'a facilité la tâche, puisque le niveau de l'ânerie était particulièrement élevé, et que le terrain intellectuel m'était un peu familier, en tout cas plus familier que la géopolitique du Moyen-Orient. On va donc parler de langage, enfin plutôt des crétins qui parlent de langage. En voilà un beau :
"La disparition progressive des temps (subjonctif, passé simple, imparfait, formes composées du futur, participe passé…) donne lieu à une pensée au présent, limitée à l’instant, incapable de projections dans le temps.
La généralisation du tutoiement, la disparition des majuscules et de la ponctuation sont autant de coups mortels portés à la subtilité de l’expression.
Supprimer le mot «mademoiselle» est non seulement renoncer à l’esthétique d’un mot, mais également promouvoir l’idée qu’entre une petite fille et une femme il n’y a rien.
Moins de mots et moins de verbes conjugués c’est moins de capacités à exprimer les émotions et moins de possibilité d’élaborer une pensée.
Des études ont montré qu’une partie de la violence dans la sphère publique et privée provient directement de l’incapacité à mettre des mots sur les émotions.
Sans mot pour construire un raisonnement, la pensée complexe chère à Edgar Morin est entravée, rendue impossible.
Plus le langage est pauvre, moins la pensée existe.
L’histoire est riche d’exemples et les écrits sont nombreux de Georges Orwell dans 1984 à Ray Bradbury dans Fahrenheit 451 qui ont relaté comment les dictatures de toutes obédiences entravaient la pensée en réduisant et tordant le nombre et le sens des mots.
Il n’y a pas de pensée critique sans pensée. Et il n’y a pas de pensée sans mots.
Comment construire une pensée hypothético-déductive sans maîtrise du conditionnel? Comment envisager l’avenir sans conjugaison au futur? Comment appréhender une temporalité, une succession d’éléments dans le temps, qu’ils soient passés ou à venir, ainsi que leur durée relative, sans une langue qui fait la différence entre ce qui aurait pu être, ce qui a été, ce qui est, ce qui pourrait advenir, et ce qui sera après que ce qui pourrait advenir soit advenu? Si un cri de ralliement devait se faire entendre aujourd’hui, ce serait celui, adressé aux parents et aux enseignants: faites parler, lire et écrire vos enfants, vos élèves, vos étudiants.
Enseignez et pratiquez la langue dans ses formes les plus variées, même si elle semble compliquée, surtout si elle est compliquée. Parce que dans cet effort se trouve la liberté. Ceux qui expliquent à longueur de temps qu’il faut simplifier l’orthographe, purger la langue de ses «défauts», abolir les genres, les temps, les nuances, tout ce qui crée de la complexité sont les fossoyeurs de l’esprit humain. Il n’est pas de liberté sans exigences. Il n’est pas de beauté sans la pensée de la beauté.
Christophe Clavé."
Que dire ? C'est du bullshit complet.
Mais encore ?
Allons, précisons un peu.
Je ne suis qu'agrégé de lettres, pas spécialiste de linguistique historique, mais il y a tout de même des choses qui tombent sous le sens quand on prend le temps de réfléchir. Je prends l'exemple le plus criant : "Mademoiselle" n'est pas un mot intermédiaire entre femme et petite fille. C'est très simple : on dit "une femme" et "une petite fille" mais on ne dit pas "une mademoiselle", on dit "une jeune fille". On remarquera aussi qu'il contient un possessif : "ma demoiselle" dont nous n'avons plus besoin. "Mademoiselle" sert en fait à désigner administrativement la femme non mariée (il n'y a pas d'équivalent pour les hommes non mariés, étrangement). "Mademoiselle" sert aussi à interpeller les jeunes filles dans la rue. C'est donc un mot, qui, si le français était une langue à flexion, comme le latin, se déclinerait le plus souvent au vocatif, à l'exclusion quasi totale des autres cas. Essayez de faire de "mademoiselle" le sujet d'une phrase : vous produirez presqu'immanquablement un dialogue des Tontons flingueurs, et ce sera un domestique qui parlera. "Mademoiselle est sortie" dira le majordome à Madame, avant d'ajouter "Madame est servie". Le mot, s'il disparaît, ne nous manquera guère.
Le reste du texte est une espèce de resucée réac qui refait surface à chaque numéro du Figaro Magazine ou de Valeurs actuelles (tout sauf actuelles) : je serais bien curieux de savoir ce qui suscite cette soudaine alarme. Qui a dit qu'il ne fallait plus enseigner le conditionnel ? Sur quelles bases scientifiques ce monsieur s'appuie-t-il pour annoncer ou prédire sa disparition ?
Et qui sont "Ceux qui expliquent à longueur de temps qu’il faut simplifier l’orthographe, purger la langue de ses «défauts», abolir les genres, les temps, les nuances, tout ce qui crée de la complexité sont les fossoyeurs de l’esprit humain. " De qui parle ce monsieur ? Parce que la réforme de l'orthographe de 1990 n'est spectaculairement pas appliquée, y compris à l'école, quant aux défauts de la langue, la première à vouloir les supprimer c'était l'Académie française à partir de 1637 et elle a progressivement fait que certains vers de Racine sont devenus fautifs !
Quant à abolir les temps ? D'où ? Qui propose cela ? On ne le saura pas. En revanche on voit bien qui est visé avec la mention de la disparition des genres. Et on retiendra bien qu'il est extrêmement vital de sauver le mot "Mademoiselle", qui permettra à l'auteur de continuer à héler des jeunes femmes dans la rue.
Toute cette boursouflure réactionnaire pour glisser au passage une revendication du droit au sexisme patriarcal, c'était bien la peine. Vous me direz : qu'attendre d'autre de quelqu'un qui n'a pas une seule ligne d'études de langue dans son CV, mais qui a dirigé une entreprise de packaging, et qui produit aujourd'hui de la littérature du management agile capitaliste ? https://www.editions-pantheon.fr/auteur/christophe-clave/ Vraiment... Au secours !!!
Quant à l'injonction aux enseignants à faire "parler, lire et écrire" leurs élèves et étudiants, j'ai envie de répondre qu'on n'a pas attendu Christophe Clavé pour y penser. Ce monsieur n'apporte à aucun moment la moindre information ni ne dépasse le niveau de la brève de comptoir vaguement linguistique (on ne peut pas penser l'avenir sans conjuguer le futur, j'aurai appris quelque chose aujourd'hui... ah ben non, j'ai vu ça en philosophie en terminale dans le cours sur Saussure). On retiendra tout de même cette superbe cascade digne d'un Tom Cruise dans Mission Impossible : "Il n’y a pas de pensée critique sans pensée. Et il n’y a pas de pensée sans mots." La porte, ouverte, est magnifiquement enfoncée, avec explosion synchronisée des gonds. Lapalisse a de beaux jours devant lui, la relève est assurée par le comédien-cascadeur-philosophe Christophe Clavé.
Bullshit, je vous avais dit.
Ou le monument de prétention d'un pitre qui croit avoir inventé l'eau chaude.