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Billet de blog 4 août 2025

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Photographier contre le monde-machine — Ce que Vilém Flusser nous dit encore

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« Le photographe ne joue pas seulement avec l'appareil, il est aussi joué par lui. »
— Vilém Flusser, Pour une philosophie de la photographie (1983)

Illustration 1

PHOTOGRAPHIER, OU OBÉIR AU PROGRAMME

À l’heure où chaque événement tragique, chaque émotion intime, chaque coin de rue devient une image — aussitôt produite, aussitôt oubliée — il est urgent de relire Vilém Flusser, ce penseur lucide de la photographie, qui ne cessa de dénoncer les pièges de la technique programmante. Flusser, philosophe apatride, réfugié politique, esprit libre, nous a laissé un avertissement radical : l’image photographique n’est pas innocente, et l’appareil n’est pas un outil neutre. Il est un programme. Un automate déguisé en prothèse de liberté.

Il faut dire les choses clairement : la majorité des photographies produites aujourd’hui sont des actes automatisés. On ne regarde plus, on capture. On ne pense plus, on documente. L’acte photographique, jadis porteur d’une puissance poétique ou politique, est devenu un réflexe pavlovien, incorporé dans nos téléphones, dans nos réflexes sociaux, dans les protocoles du journalisme comme de la publicité.

Flusser voyait cela venir dès les années 1980. Il nomme cela le fonctionnaire de l’appareil : celui qui croit créer alors qu’il exécute les instructions d’un programme. Et ce programme, aujourd’hui, a muté. Ce n’est plus seulement la caméra qui dicte ses possibilités ; ce sont les algorithmes de visibilité, les normes sociales de l’acceptable, l’esthétique du like, la logique du flux. Nous ne photographions pas pour voir — mais pour être vus.
Ce n’est plus l’œil qui voit, c’est le réseau.

Illustration 2

RENDRE VISIBLE CE QUE L’APPAREIL NE VEUT PAS

Mais alors, que faire ? Flusser ne prêche pas la fuite, encore moins le conservatisme. Il nous appelle à un geste fondamentalement critique et poétique : jouer contre l’appareil. Le détourner, le forcer à produire ce qu’il ne prévoit pas. Réintroduire l’aléa, l’inattendu, le silence, dans un monde saturé de signaux.

Certains photographes ont tenté — et tentent encore — de s’aventurer sur cette ligne de crête. On pense à Daido Moriyama, qui a fait de la surexposition, du flou, du grain et de l’instabilité une arme de désobéissance visuelle dans un Japon hypercodé. Ou à Antoine d’Agata, qui pousse son appareil dans les abîmes de l’intime et du pulsionnel, au point de brouiller radicalement la frontière entre voir et vivre. Ces artistes ne documentent pas : ils fissurent.

Plus loin encore, des photographes comme Joan Fontcuberta détournent frontalement les codes de la photographie en fabriquant de fausses archives, de faux récits, de fausses preuves, révélant ainsi que la prétendue objectivité photographique est une construction fragile, une fiction technique.

Et puis il y a ceux, plus silencieux, qui travaillent à la marge. Raymond Meeks (chez MACK), par exemple, compose des images comme des murmures : floues, obliques, parfois presque absentes. Il ne montre pas, il suggère une absence, une tension, une perte. C’est peut-être cela, jouer contre l’appareil : lui arracher autre chose que ce qu’il veut bien livrer.

CONTRE L’ESTHÉTIQUE DU CONSENSUS

Flusser ne mâche pas ses mots : nous sommes en train de devenir des automates enthousiastes, fascinés par nos propres prothèses. Nos téléphones sont des caméras, nos corps des interfaces, et nos imaginaires des terrains conquis. Il ne s’agit pas de rejeter la technologie — cela serait vain et réactionnaire. Il s’agit de désactiver ses automatismes, de redonner du trouble à la clarté suspecte de l’image.

Contre l’esthétique du consensus, il faut une photographie qui dérange, qui doute, qui échoue même parfois à dire — mais qui résiste à la réduction programmée du monde.
C’est cela que Flusser nous enseigne. Il ne nous demande pas d’adorer la photographie. Il nous demande d’en faire un lieu de pensée. Et donc, de lutte.

Vilém Flusser est mort en 1991, dans un accident de voiture. C’est une image qui l’a tué. Mais il nous a laissé une pensée vivante. À nous de ne pas la laisser mourir sous les likes.


RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

  • Vilém Flusser, Pour une philosophie de la photographie, Éditions Circé, 2000 (trad. française de Für eine Philosophie der Fotografie, 1983)

  • Joan Fontcuberta, La Chambre de Pandora, Actes Sud, 2010

  • Antoine d’Agata, Position(s), Textuel, 2008

  • Daido Moriyama, Farewell Photography, PowerShovel Books, 2006

  • Raymond Meeks, Ciprian Honey Cathedral, MACK Books, 2020


Matthias Koch (non, pas juste photographe)

Né en 1964, quelque part dans l’angle allemand du monde.
Traverse : Caracas, Santiago, Oaxaca.
Puis s’enracine — Ardèche.

Il ne photographie pas les choses. Il photographie leur écho.
Ce qui tremble encore, même après disparition.

Il œuvre dans les zones grises :
mémoire, exil, effacement, silence.


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