La capacité de ce qu’il est convenu d’appeler vulgairement « faits divers » à saisir nos affects n’est, depuis longtemps, plus à démontrer, et c’est pourquoi ils sont souvent sujets à des réappropriations politiques. Mais plus ces évènements nous apparaissent atroces, comme c’est le cas présentement, plus la tentative de récupération politique est difficile car elle nous semble indécente.
Il est dès lors difficile de ne pas s’interroger sur le cynisme dont la droite (extrême) et l’extrême droite ont fait preuve en exploitant les faits présumés afin de servir leur agenda politique [terme euphémistique pour la guerre culturelle qu’ils mènent au jour le jour], au détriment de la période de stupéfaction et de deuil qui suit ce genre d’évènement, qui pourrait donc les desservir.
Car il n’était dès lors plus question du meurtre d’une enfant, mais du meurtre [présumé] d’une enfant (blanche) par une immigrée illégale nord-africaine. Du meurtre de Lola, nous sommes passés à une offensive en règle contre l’immigration et les immigrés, allant des débats sur les OQTF, les liens supposés entre délinquance et immigration, des statistiques ethniques, jusqu’à la guerre de civilisation qui serait menée contre nous à travers le terme de « francocide[1] » prononcé par Eric Zemmour.
La puissance émotionnelle de ce type d’affects partagés rend audible toutes sortes d’assertions simplistes et sentencieuses, certes fallacieuses, mais qui portent en elles un implicite dont on aurait tort de croire qu’il ne participe pas à la modélisation d’un imaginaire véhiculé par l’extrême droite, que ce soit par la parole de ses représentants politiques ou bien des médias véhiculant sa pensée (Cnews, Valeurs Actuelles…).
A partir du cas particulier que constitue le meurtre d’une enfant blanche par une femme arabe, l’extrême droite tire une généralité qui se mue alors en lien de causalité ayant valeur de preuve qu’il existe une corrélation entre immigration et délinquance. C’est à partir de ce lien de causalité, inexistant car un fait isolé ne saurait constituer une généralité, et la coïncidence entre les qualités des deux protagonistes sur lesquelles est mis le focus (blanche et arabe) ne permet en rien d’établir un lien de causalité entre ces deux qualités, que se déploie l’implicite essentialiste de ce « raisonnement ». Les immigrés, ou descendants d’immigrés [africains et nord-africains, car c’est généralement d’eux dont il est question], seraient alors prédisposés à être des délinquants mais sans qu’il soit toutefois donné la raison d’un tel constat, laissant entendre que ce serait une caractéristique qu’il leur est propre. Autrement dit faisant partie de leur nature[2] même.
La facilité avec laquelle nous acceptons, malgré nous, que ce genre d’implicite soit exposé dans le débat public, ainsi que notre incapacité à y percevoir intuitivement une rhétorique intrinsèquement raciste a été le fruit d’une bataille culturelle menée depuis ces vingt dernières années, ayant pour but de modifier notre imaginaire sur l’immigration et la délinquance.
En 2002, le choc de l’accession de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle avait provoqué de nombreux débats sur l’importance de « L’affaire Paul Voise », retraité agressé chez lui par deux individus, par ailleurs inconnus, dans la montée de l’extrême-droite. Depuis nous sommes passés du Ministère de de l’Immigration, de l’Intégration, et de l’Identité nationale – redevenu Ministère de l’Intérieur – jusqu’aux propos outranciers d’E. Zemmour : « ils sont voleurs, assassins, violeurs, c’est tout ce qu’ils sont[3] ». Ce racisme explicite permet paradoxalement à l’implicite dont nous parlions, sous couvert d’airs faussement naïfs qui ne prétendent « que soulever des questions » mais à travers un raisonnement fallacieux, d’être utilisé par l’extrême droite afin de mener une guerre culturelle en se dédouanant de toute accusation d’essentialisme, donc de racisme, et en réussissant le tour de force de s’ériger en défenseure d’une république à l’origine fondée sur l’universalisme.
Restons vigilants vis-à-vis de nous-même et gardons-nous des associations d’idées simplistes qui dissimulent souvent des variables cachées. Le traitement pénal de la misère qu’implique le recul de l’Etat providence explique aux Etats-Unis la part croissante de la présence des minorités discriminées (et pourtant non immigrées) dans la population carcérale[4]. Et plus généralement interrogeons-nous sur ce que recouvre la réalité prétendument objectivante des chiffres. L’Observatoire national de la délinquance en France ne prend pas en compte les délits liés à la corruption, les atteintes aux droits du travail, ou encore la fraude fiscale[5]. Voilà quelques pistes pour alimenter notre réflexion afin de combattre et de remodeler cette image que nous avons des délinquants et de la délinquance.
[1] Eric Zemmour, Face à l’info, BFMTV, 20 octobre 2022.
[2] Par « nature » il faut entendre ici de leur « essence » même. En effet, l’extrême-droite est passée, au cours des années 70 d’un racisme biologique à un racisme culturel et différentialiste. Les caractéristiques propres à la culture de ces immigrés seraient responsables de leur prédisposition à la délinquance.
[3] Eric Zemmour, Face à l’info, Cnews, 29 septembre 2020.
[4] WACQUANT Loïc, Les prisons de la misère, Paris, Raisons d’Agir, 1999.
[5] BULTEAU Pierre-Yves, En finir avec les idées fausses propagées par l’extrême droite, Ivry-Sur-Seine, Les Editions de l’Atelier, 2014.