Au cours de récentes interventions télévisées, Eric Zemmour a eu recours à de nombreuses reprises à l’utilisation du terme « traître » pour qualifier ses adversaires [ou ennemis, comme nous le verrons] politiques de tous bords[1]. Force est de constater qu’il est le seul du champ politique à user de ce terme. On pourrait voir à travers cet usage une stratégie politique visant à créer de la conflictualité et du storytelling autour de la personne d’Eric Zemmour qui serait alors l’homme providentiel qui arracherait la France aux loups qui la dévorent, mais lorsque l’on connait les positions développées par le polémiste depuis plusieurs années on peut légitimement douter d’une utilisation purement instrumentale. Il nous faut, à notre avis, davantage voir cette rhétorique de la traîtrise comme le témoignage d’un imaginaire politique propre à l’extrême droite.
La Vraie France contre l’Anti-France
L’usage du mot « traître » témoigne d’une dichotomie qu’il établit entre le « camp national », c’est-à-dire les tenants de la France éternelle, celle préexistant à l’émergence de l’institution étatique à l’époque moderne, et qui se retrouverait aujourd’hui incarnée par le « pays réel », et l’« Anti-France », pour reprendre les mots de Charles Maurras.
Dans cette « Anti-France » sont assignés tous ceux qui réfutent, en idées ou en faits, sa vision essentialiste de ce qu’est le peuple français. C’est alors naturellement qu’on y retrouvera la Gauche, et plus largement toute pensée héritée des Lumières, ou en tout cas perçue comme telle[2], ou de Mai 68 (« les 40 ans qui ont défait la France[3] ») qui sera accusée, de par son idéologie, d’être responsable de la dénaturation de la France, mais aussi de l’avoir consciemment et intentionnellement recherchée en s’associant à l’ennemi intérieur, comme il est de coutume de le nommer dans la vieille rhétorique complotiste d’extrême droite, hier les juifs avec le judéo-bolchevisme, aujourd’hui les musulmans avec l’islamo-gauchisme. Il est d’ailleurs à noter que, contrairement à Marine Le Pen qui se prétend ni de droite ni de gauche, E. Zemmour soutient qu’il ne recherche que le rassemblement de la Droite.
L’intérêt d’E. Zemmour ne réside donc pas dans la nation, dans son acception révolutionnaire au sens de corps politique constitué désirant pour lui-même, mais dans la réalisation de l’unité du pays en retrouvant ce qu’il estime être la substance fondamentale du peuple français en établissant une ligne de démarcation entre ceux qui la partagent et ceux qui l’altèrent, la corrompent.
Non seulement ce refus de toute pensée universaliste et de l’héritage révolutionnaire répondrait aisément à la question de savoir si E. Zemmour défend les « authentiques valeurs de la République[4] », mais il permet clairement de le situer à l’extrême droite. Le philosophe Alain Denault définit l’extrémisme, non comme un positionnement politique situé sur les bords d’un continuum gauche/droite, mais par le dogmatisme et l’intransigeance d’un individu et d’une pensée. En établissant une division intangible du monde en deux à partir de postulats essentialistes, entre ceux qui aimeraient la France véritable et les « traîtres » qui minent son unité, la pensée d’E. Zemmour correspond parfaitement à cette définition.
L’unité comme prérequis à l’existence de l’Etat
Cette dichotomie se trouve en réalité dans l’opposition que le juriste allemand Carl Schmitt tenait pour être l’essence de la politique, celle entre ami et ennemi. Et ce n’est guère étonnant tant ils partagent la même conception du monde. Si l’unité du pays est recherchée ce n’est pas tant pour des questions d’identité, mais aussi parce que c’est là que réside la force de l’Etat. Pour E. Zemmour, comme pour C. Schmitt, la politique interne s’identifie à ce que les théoriciens des relations internationales nomment la basse politique (Low politics), par opposition à la Grande politique (High politics), celle des Etats, et des conflits entre états. Et de fait, Zemmour n’accorde que peu d’importance aux questions de politique intérieure qui n’attraient pas à la question de l’immigration ou de la sécurité. Ou plutôt, il ramène toutes les questions de politique intérieure à la question de l’immigration et de l’identité. Car, pour eux, c’est de l’unité que dépend la continuité de l’Etat [français] dans le concert des nations.
C’est dans cette optique de la Grande politique, assez datée finalement car elle prend ses origines dans l’Europe monarchique présidée par une vision absolutiste de la puissance étatique, que revêt l’importance de l’unité nationale, dans son acception d’extrême droite. Elle explique alors la nécessité de mettre fin à tout dissensus et, de facto, au pluralisme, nécessairement facteur d’instabilité. Carl Schmitt précisait bien qu’au sein de ses frontières l’Etat ne fait pas de politique, il fait de la police.
Lorsque l’on connait les évolutions politiques de C. Schmitt au cours des années 30, et l’enjeu pour ces hommes qu’emporte cette unité fantasmée de la nation, ou plutôt du peuple sur lequel s’appuie l’Etat, on peut alors légitimement craindre le sort réservé à ceux que Zemmour identifie aujourd’hui comme « traîtres ». Une fois au pouvoir, il en faudrait peu pour que ses adversaires politiques d’aujourd’hui deviennent demain les ennemis de l’Etat.
[1] « Ces gens-là sont tous, tous, je dis bien tous, des traîtres au général De Gaulle » ; « Cette trahison essentiellement du chiraquisme, la trahison du gaullisme, la trahison de la droite qu’a été le chiraquisme », E. Zemmour, à propos des hommes et femmes politiques de gauche et de droite se recueillant sur la tombe du général De Gaulle ; BFM, BFM politique, 7 novembre 2021.
[2] « Depuis 40 ans qu’il a écrit l’Idéologie française il est un traître, il est la figure absolue du traître […] Son internationalisme est toujours anti-français », E. Zemmour, à propos de Bernard Henri Levy, Cnews, l’heure des pros, 14 octobre 2021.
[3] E. Zemmour, Le suicide français, Albin Michel, 2014.
[4] « Aujourd’hui la gauche ce sont les traîtres à la République […] je suis plus proche des vrais républicains qu’eux et c’est moi qui défends les authentiques valeurs républicaines. En vérité, la République c’est moi », E. Zemmour, Pleurtuit, 29 octobre 2021.