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Billet de blog 28 avril 2023

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Pour en finir avec le terme de « casseur »

L’usage du mot « casseur » largement repris par le gouvernement et les médias, loin d’opérer une distinction entre les modes d’expression légitime et illégitime d’une colère, relève en réalité d’un mode d’exercice du pouvoir visant à dissimuler les rapports de domination qui s’exerce à travers l’Etat en catégorisant comme déviant tout individu ou comportement remettant en cause sa légitimité.

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« L’action directe a été toujours employée et jouit de la sanction historique de ceux-là mêmes qui la réprouvent actuellement »

                                               Voltairine de Cleyre, De l’action directe

Le mot « casseur », loin de recouvrir une réalité objective ou juridique, procède en réalité d’une logique de dépolitisation de la colère à l’origine des violences et dégradations, avec pour but la catégorisation d’individus comme déviants. Les violences ne seraient pas le fruit de certains manifestants, mais de « professionnels de l’émeute » en rupture avec la bonne société.

Ce qui se donne à voir à travers cette manipulation sémantique est un des processus de ce que Michel Foucault a nommé la gouvernementalité, c’est-à-dire un mode d’exercice du pouvoir à travers lequel l’Etat cherche à conduire les individus en véhiculant certaines représentations du monde. Ces derniers adoptent alors les comportements attendus en adéquation avec ces représentations et sont alors amenés à s’auto-discipliner. La coercition tend ainsi à être invisibilisée car intériorisée par les individus qui ne la perçoivent plus comme telle. L’Etat ne règne plus par la force, mais par le consentement.

On peut ici étendre la définition de l’Etat à celle qu’en fait Antonio Gramsci, c’est-à-dire non seulement à l’appareil administratif et les institutions publiques, mais aussi toute la société politique : partis politiques, médias, syndicats, intellectuels organiques (journalistes, universitaires, essayistes, éditorialistes…), en d’autres termes tout ce qui a une fonction de légitimation et de reproduction de l’idéologie dominante [représentations/conception du monde ; Weltanschauung en bon allemand] et participe de son hégémonie culturelle.

C’est cet Etat qui est parvenu à discipliner la population lui en faisant accepter sa conception du monde, de ce qui est juste ou non, et même de ce qui est moral de ce qui ne l’est pas. Ainsi, la contestation politique est canalisée vers des procédés pacifiés, non contraignants politiquement, et finalement peu efficaces (manifestations Bastille/Nation/République), bien que du point de vue de l’éthos démocratique ils sont bien plus engageants que l’acte de vote qui confère pourtant au pouvoir sa légitimité « démocratique ». Ces procédés sont alors perçus comme les seuls moralement acceptables, toute transgression de ce sens commun ou de cet habitus « démocratique » sera alors reçue par la population comme le fait d’individus marginaux, voir la manifestation de comportement antisociaux.

A noter, que le stigmate porté sur ces individus ne s’arrête pas nécessairement à la transgression des lois, mais peut s’étendre à l’ensemble des individus identifiés comme ayant une parenté avec eux. A l’instar de la délinquance, qui est plus une représentation que nous nous faisons des individus (un jeune de cité sera plus facilement perçu comme délinquant même sans casier judiciaire, qu’un éditorialiste encravaté condamné par deux fois pour incitation à la haine raciale et religieuse, la perception de la délinquance est alors indépendante de la condamnation pour actes délictueux), des actes mêmes légaux, comme la grève, pour peu qu’ils dérangent suffisamment l’ordre social, en rappelant quelles sont les professions essentielles, pourront être qualifiés de prise d’otage, voir faire l’objet de réquisitions, en opposant à une cette minorité de grévistes la masse des gens honnêtes perturbés dans leurs habitudes et qui ne cherchent qu’à être des membres pleinement productifs de la société. Bref la minorité active de perturbateurs face à la majorité silencieuse des gens « normaux » qui ne troublent pas la paix sociale, autre nom de l’Ordre (républicain, parait-il) existant.

Le travail a d’ailleurs toujours été un marqueur d’intégration à la société, que ce soit le livret ouvrier au XIXe siècle qui attestait que son détenteur était employé et ne pouvait pas donc pas être pris pour un vagabond en rupture de ban, ce qui constituait un délit (abrogé en 1992), jusqu’aujourd’hui où la réhabilitation des anciens détenus est notamment jugée par  l’obtention d’un emploi, difficile à acquérir car l’obligation faite de présenter un extrait de casier judiciaire est en soi un stigmate que l’on porte à vie. La sanction pénale se double alors d’une sanction sociale. Un tolard restera un tolard en dehors des murs de la prison.

Ainsi, la force de la gouvernementalité réside dans sa forme panoptique, où chacun va juger les actes des autres en vertu de ce sens commun. La transgression de la loi n’est plus simplement interprétée comme la transgression volontaire de l’autorité d’un pouvoir contraignant, un défi à cette autorité donc, mais comme la transgression à l’égard de normes sociales communément admises car intériorisées comme étant la norme de la bonne conduite à adopter. Le contrôle social saisit les individus dans leur psyché. C’est ce contrôle social incorporé qui conduit certains manifestants à s’enorgueillir de leur propre pacifisme et de leur légalisme, comme ont pu le faire les « foulards rouges » à l’égard des manifestations des « gilets jaunes ». Et c’est également de là que vient que l’empressement des journalistes de plateau [intellectuels organiques] à obtenir une condamnation des violences de la part de tout intervenant. Et c’est pourquoi l’action illégale ou non, appelons ça l’action directe, tôt fait qualifiée de « violences », qu’elle soit grève, blocage, dégradation, feu de poubelle, ou jet de pavé, voire casserolade aujourd’hui, peut recouvrir une dimension subversive (l’usage du conditionnel est de rigueur car la légitimité de ces actions s’évalue en fonction des moyens et des fins qu’elles poursuivent).

Michel Naudy, rédacteur en chef, chargé de mission à France 3, témoignait dans le film Les nouveaux chiens de garde :

« Pour la très grande majorité des journalistes, dès l’instant où les classes populaires sortent de leur rôle qui est d’être des gens pittoresques, d’être des gens identifiables à des poncifs idéologiques, où ils ne sont plus des indiens dans leur réserve, alors ils deviennent dangereux, parce qu’ils rompent avec le consensus mou de la démocratie molle, ils rompent la règle du jeu, ils brûlent des pneus, ils occupent des usines, ils séquestrent des patrons, ils sont hors le champ social, et là, l’appareil idéologique montre ses dents et mord cruellement.[1]. »

Tous les manifestants ne sont pas des « casseurs », mais les « casseurs » sont des manifestants. L’infirmière à bout en pleine épidémie de COVID qui en vient à jeter des cailloux sur les policiers, était-elle un de ces fameux « casseurs » qui s’infiltrent dans le cortège selon l’expression consacrée ?

A travers ces actes, qu’ils soient l’expression d’une colère ou d’une révolte, qu’ils soient spontanés ou volontaires, en transgressant les règles du jeu qu’ils sont censés avoir intériorisées, ils donnent à voir ce que l’Etat cherche à dissimuler. Ils montrent qu’il n’est pas l’émanation de l’intérêt général qui se serait dégagé à travers le verdict des urnes dans une démocratie pacifiée et consensuelle, mais bien un appareillage idéologique au service d’intérêts particuliers et muni de coercition le cas échéant.

Les « casseurs » ne sont pas stigmatisés pour leurs dégradations, ou leurs violences à l’égard des « gardiens de la paix », mais parce que leur colère lève le voile de ce qui se cache derrière la légalité. En refusant la pacification des conflits sociaux, ils refusent la conception du monde que l’on cherche à leur imposer, et de fait désacralisent l’Etat et le pouvoir, à la fois dans sa dimension institutionnelle, mais également dans son sens gramscien plus large de vecteur et reproducteur de représentations du monde, en remettant en cause sa prétention à décider du bien commun et à dicter les normes de conduite intangibles et socialement acceptables desquelles il tire son autorité symbolique. C’est pourquoi ils sont si dangereux, et c’est pourquoi il est impératif de dépolitiser leurs actes.

La tentative actuelle de dépolitisation tous azimuts d’actions politiques, alors que la portée politique du fauchage des OGM ou de la démolition du MacDonald de Millau n’ont jamais été niées dans en leur temps, et José Bové jamais qualifié de « casseur » contrairement aux manifestants de Sainte Soline, témoigne de la fragilisation de cette légitimité étatique et des représentations qu’il cherche à véhiculer.

Les casserolades, si elles constituent l’envers sympathique de l’opposition à la réforme des retraites et ne sont pas encore susceptibles de conduire en garde à vue, participent en réalité d’un même continuum d’actions que les manifestations dites « sauvages » et de tout ce qui en ressort. Elles poursuivent le même but, la même lutte. Accepter la distinction entre manifestants pacifistes et délinquants, c’est adopter la lecture du pouvoir qui adoube un mode de contestation légitime (jusqu’à ce que les casseroles soient considérées comme « armes par destination ») et que lui-même s’estime légitime à ne pas prendre en considération, nous condamnant ainsi à l’impuissance.

Nos actes sont politiques. Et ce n’est certainement pas à la morale d’Etat d’édicter qui ou quoi est légitime, et comment nous devons nous révolter. Il en va de notre être politique.

« En réalité, ceux qui la dénoncent avec autant de vigueur et de démesure découvriront, s’ils réfléchissent un peu, qu’ils ont eux-mêmes, à plusieurs reprises, pratiqué l’action directe, et qu’ils le feront encore. Toute personne qui a pensé, ne serait-ce qu’une fois dans sa vie, avoir le droit de protester, et a pris son courage à deux mains pour le faire ; toute personne qui a revendiqué un droit, seule ou avec d’autres, a pratiqué l’action directe […] Toute personne qui a eu un projet, et l’a effectivement mené à bien, ou qui a exposé son plan devant d’autres et a emporté leur adhésion pour qu’ils agissent tous ensemble, sans demander poliment aux autorités compétentes de le concrétiser à leur place, toute personne qui a agi ainsi a pratiqué l’action directe[2]. »

[1] Naudy Michel dans Balbastre Gilles, Kergoat Yannick, Les nouveaux chiens de gardes, 2012, JEM productions.

[2] De Cleyre Voltairine, « De l’action directe », 1912.

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