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Billet de blog 30 janv. 2023

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La retraite : une bataille pour « la civilisation du temps libéré »

Le parti pris du gouvernement sur une hypothétique nécessité budgétaire de réformer les retraites ainsi que le cadrage mis sur leur mode de financement qui ne pourrait passer que par un allongement du temps de travail, présenté comme une mesure de bon sens, dissimule en réalité un changement anthropologique quant au regard porté sur l’activité de vie en dehors de la sphère marchande.

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« Cette prétendue oisiveté, qui ne consiste pas à ne rien faire, mais à faire beaucoup de choses qui échappent aux dogmes de la classe dominante, a tout autant voix au chapitre que le travail ».

                             Robert Louis Stevenson, Une apologie des oisifs

La « nécessaire » réforme de la retraite, dont le projet de loi actuel en est un énième appendice[1],  promeut une vision de la société libérale et individualiste qui voit la retraite comme un revenu différé, où l’on a droit à ce dont on a cotisé après une vie de labeur.

Comme nous le rappellent les économistes Bernard Friot et Nicolas Castel dans leur dernier ouvrage[2], cette vision est antagoniste à celle qui a présidé à l’instauration du régime général en 1946 et qui présente la retraite comme la continuation du salaire tout au long de la vie, un salaire qui est alors décorrélé de l’emploi, uniquement attaché à la personne. La société décide ainsi que la richesse produite collectivement doit permettre aux individus à un moment donné de leur vie d’employer leur temps comme il leur convient, un temps non contraint, libéré de la mise en valeur d’un capital.

Dans un article pour le Monde diplomatique, André Gorz, un des philosophes précurseurs de l’écologie politique notait que :

« L’économie n’a pas pour tâche de donner du travail, de créer de l’emploi. Sa mission est de mettre en œuvre, aussi efficacement que possible, les facteurs de production, c’est-à-dire de créer le maximum de richesses avec le moins possible de ressources naturelles, de capital et de travail. Le monde industrialisé s’acquitte de mieux en mieux de cette tâche. Ainsi, au cours des années 80, l’économie française a augmenté de 30 % sa production annuelle de richesses, tout en diminuant de 12 % la quantité annuelle de travail dont elle a besoin[3]. »

Depuis la parution de cet article en 1993, la productivité de la France, puisque c’est ce dont il s’agit n’a cessé de croitre, plus 25% sur la période 1996-2019[4], tandis que dans le même temps, depuis les 35h, la tendance a été systématiquement à la hausse du temps de travail (que ce soit au travers des heures supplémentaires[5] ou du report de l’âge de la retraite[6]). La question se pose alors : où est affecté ce surplus de richesses (« les immenses quantités de travail économisées[7] » pour citer Gorz) permis par les gains de productivité ?

Le projet de loi de finances pour 2023 est explicite : « Les administrations de sécurité sociale participeront à la maîtrise de l’évolution des dépenses, permise notamment par la réforme des retraites[8] » afin de passer sous l’objectif des 3% de déficit, tandis qu’elle prévoit dans le même temps « un allégement des impôts de production pour les entreprises de 4Md€ dès 2023 ». Dès lors, la réforme des retraites, en allongeant le temps de travail, comme si plus d’actifs signifiait nécessairement plus d’emplois occupés, au profit de la baisse du taux d’imposition sur les entreprises, obéit à une logique productiviste. Les gains de productivité ne sont pas socialement répartis, mais alloués à la production d’encore plus de richesses, sans interroger le sens de cette production, ni interroger ce qui entre dans la mesure de la richesse produite.

Rappelons toutes les tâches effectuées par les personnes âgées, que ce soit le bénévolat, un tiers des retraités font partie d’une ou plusieurs associations (soit l’équivalent de 90 000 emplois à plein temps[9]), ou le temps passé à garder leurs petits-enfants de moins de 6 ans représente 16.9M d’heures par semaine[10], non comptabilisées dans le PIB car celui-ci ne tient compte que des activités valorisables, c’est à dire qui mettent en valeur un capital. Cette comptabilité pose problème car elle oblitère de notre perception toutes les activités qui échappent à la sphère marchande et ne sont donc pas envisagées comme relevant d’un travail, autrement dit elles sont invisibilisées (comme l’est la double journée de travail des femmes) alors même qu’elles sont essentielles et casseraient l’idée que les retraités sont à la charge de la société. Il n’y a de « travail » qu’au sein du salariat ou de la sphère marchande.

Mais au-delà de ça, dans la perspective qui nous est offerte de travailler jusqu’à notre âge d’espérance de vie en bonne santé, le loisir devient subordonné à l’activité productive qui est une fin en soi, seulement accessible dès lors qu’on ne peut plus servir, ou bien simplement utile à la reconstitution de la force de travail.

Bertrand Russel, philosophe, mathématicien, et moraliste anglais du XXe à tendance libertaire, soulignait, dans son Eloge de l’oisiveté, que :

« La morale du travail est une morale d’esclave […] La notion de devoir [puisque nous devons travailler plus longtemps[11]], du point de vue historique s’entend, fut un moyen qu’ont employé les puissants pour amener les autres à consacrer leur vie aux intérêts de leurs maîtres plutôt qu’aux leurs[12] ».

C’est par l’appropriation du travail d’une part importante de la population (esclavage, servage, salariat, etc.), qu’une minorité a pu profiter de temps libres et de loisirs. Marx relevait d’ailleurs que le capital n’était que du temps cristallisé[13].

Deux systèmes se donnent alors à nous :

Un système où chacun se battra pour se vendre sur un marché de l’emploi de plus en plus précarisé et où les places seront chères, d’où le discours sur la revalorisation symbolique du travail et le renforcement des appareils de répression (voir Loïc Wacquant sur le traitement pénal de la misère[14]), et cotisera pour lui-même, s’il en a les moyens en recourant une pension privée (qui, dans ce cas, participera à la comptabilité du PIB).

Ou bien un système où l’on socialise une partie de la richesse économique produite collectivement afin de s’émanciper de l’emploi, pour pouvoir nous aussi jouir du loisir de notre temps libre tout au long de la vie , ce qui serait peut-être alors la vraie richesse à poursuivre. Durant l’Antiquité « l’homme réputé homme de loisir était pleinement homme, homme tout court, et voilà tout ; au contraire c’était stigmatiser quelqu’un que de le désigner par son métier[15] ».

Sans en arriver à de telles extrémités, la réforme des retraites telle que voulue par le gouvernement a donc au moins le mérite de poser la question : « pourquoi produisons-nous ? ». Feu Bernard Maris se plaisait à citer Max Weber : « Le capitaliste est l’homme le plus riche du cimetière ». A l’heure où de plus en plus de personnes peinent à trouver du sens dans leur travail souhaitons-nous passer notre vie à (essayer) de la gagner ? Ou préférons nous utiliser la richesse déjà créée pour « bâtir la civilisation du temps libéré[16] » ?

[1] Nous pouvons citer la réforme portée par la ministre Marisol Touraine en 2013, avec notamment l’allongement de la durée de cotisation pour une retraite à taux plein, la réforme de 2010 du gouvernement Fillion avec le report de l’âge de la retraite de 60 à 62 ans et relèvement de l’âge à partir duquel ne s’applique plus le système de décote. Ainsi que la réforme avortée du gouvernement Philippe sur le système de retraites par points.

[2] Friot Bernard, Castel Nicolas, Retraites : généraliser le droit au salaire, Editions du Croquant, 2022.

[3] Gorz André, « Bâtir la civilisation du temps libéré », Le Monde diplomatique, mars 1993.

[4] Cler Denis, « 30 ans de croissance… et toujours autant de pauvres ! », Alternatives économiques, 2 décembre 2022.

On pourrait également donner les chiffres de L’OCDE, le PIB par heure de travail en dollars constants est passé, pour la France, de 52.7 à 67.4 pour la période 1996-2019.

[5]https://www.insee.fr/fr/statistiques/5391992?sommaire=5392045#tableau-figure1. On peut noter l’assouplissement du régime des heures supplémentaires en 2003 et leur défiscalisation en 2007.

[6] Réforme du gouvernement Fillion.

[7] Gorz André, Ibid.

[8] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/textes/l16b0273_projet-loi#

[9] Ifop. (2021). Les séniors : quelle place dans la société française ?

[10] Direction de la Recherche, des Etudes, de l’Evaluation et des Statistiques. (2018). Les grands-parents : un mode de garde régulier ou occasionnel pour deux tiers des jeunes enfants.

[11] Nous soulignons.

[12] Russel Bertrand, Eloge de l’oisiveté, ALLIA, 2002.

[13] « En tant que valeurs toutes les marchandises ne sont que du travail humain cristallisé », Karl Marx, Le capital, Quadrige, 2014.

[14] Wacquant Loïc, Les prisons de la misère, Raisons d’agir, 1999.

[15] Veyne Paul, « Mythe et réalité de l’autarcie à Rome », Revue d’Etudes Anciennes, p.261-280.

[16] Gorz André, Ibid.

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