Révélé au grand public par la série Drôle, Younès Boucif sortait le 7 octobre dernier son premier album de rap, Identité remarquable. Loin d’être un coup d’essai, l’album consacre une trajectoire déjà riche de trois EP et plusieurs dizaines de singles. Tour à tour rappeur, acteur, comédien, écrivain et manager, Younès ne se laisse enfermer dans aucune case. Identité remarquable se fait le manifeste autant qu’il est le symptôme de cette trajectoire éclectique, de la banlieue pavillonnaire rouennaise aux marches du festival de Cannes, de Paris à Alger en passant par Hollywood.
« Un Arabe qui fait du rap y’a pas grand-chose d’original », rappait Younès dans « J’me rappelle » (2020). Mais quid d’un Arabe qui rappe, joue (au cinéma, au théâtre), écrit des romans, manage et se fait parfois, à ses heures perdues, documentariste ? Le mot « d’hybridité » vient facilement à la bouche[i]. Il présuppose déjà des identités auxquelles il aurait fallu se conformer. Un artiste blanc aux multiples talents est simplement polyvalent car toujours-déjà universel, un artiste racisé qui transgresse les frontières de son assignation est hybride. De quelle assignation cette hybridité est-elle le nom ?
Récit d’une quadruple absence
Cette problématique hante Identité remarquable, album dans lequel Younès interroge la pluralité de ses pratiques artistiques au miroir de sa propre identité. La finesse de ses analyses rappelle certaines théories postcoloniales, que l’auteur déplace vers un registre incarné et sensible. Tout part d’une réflexion sur son statut en tant que « Rebeu des pavillons », c’est-à-dire Arabe de la classe moyenne. Cette identité à la croisée des chemins se fait source d’une « quadruple absence », qui ajoute à la « double absence » habituellement ressentie par l’immigré ou ses descendants (étrangers dans leur pays « d’accueil » comme « d’origine ») une impossibilité à s’identifier et à la classe moyenne (blanche) et aux jeunes de quartiers populaires (racisés)[ii].
Les pistes de l’album sont pour Younès l’occasion de questionner le caractère inné de « l’hybridité » qui résulterait de cette situation. Dans un titre iconique de l’album, « Rebeu des pavillons », le rappeur montre plutôt comment le fait d’être le seul Arabe dans une classe de Blanc le pousse progressivement à internaliser, à travers les attendus sociaux véhiculés par le regard des dominants, un stigmate et ainsi s’enfermer dans une identité empruntée « d’Arabe voyou »[iii].
Le refrain du morceau scande de manière lancinante cette perte précoce de l’innocence (« avant j’étais mignon mais c’était l’bac à sable/puis ils m’ont pris pour un voyou avec ma gueule d’Arabe »). Il y a d’une part la conformation aux attendus sociaux liée à l’identité qui lui est assignée, d’autre part le double standard par lequel des écarts normaux d’adolescent sont lus, à l’école notamment, à travers une grille racialisée[iv].
L’un et l’autre processus se renforcent mutuellement. Parvenus à leur terme, Younès performe à plein régime cette identité « d’Arabe voyou », jusqu’à comprendre à quel point elle est conforme à ce que la société attend de lui. Il cherche dès lors à s’en défaire, mais le chemin de l’émancipation est tortueux, entre essentialisme stratégique et questionnement de la notion même d’identité, selon une dialectique bien connue qui, au moins depuis la négritude, donne forme à l’antiracisme dans ses manifestations politiques comme artistiques[v].
Déjouer les assignations identitaires
Passé ce moment initial de conformation à la norme cependant, Younès revient dans Identité remarquable sur le chemin tortueux de son émancipation vis-à-vis des attendus qu’il avait internalisés. Il emprunte alors une ligne de crête entre essentialisme stratégique[vi] et remise en question de la notion même d’identité, selon une dialectique bien connue qui, au moins depuis la négritude, donne forme à l’antiracisme dans ses manifestations politiques comme artistiques[vii].
Dans un premier temps, la contestation de Younès à l’égard de la norme prend la forme d’une réappropriation du stigmate : Younès évoque la peur que sa vue inspire en tant que jeune homme racisé, affirmant « [qu’il] ne va pas les rassurer [et qu’il] va même [s’]en amuser »[viii]. Cette volonté de « rester barbare »[ix] était mise en pratique dès Le grand remplacement (2019), titre qui lui a valu des menaces de mort venues de la fachosphère du monde entier[x]. La ritournelle ironique du morceau, selon laquelle « le grand remplacement, c’est ta fille qui me kiffe[xi]/qui va m’faire des enfants/et ils auront mon pif[xii] », sonnait comme un affront pour les partisans de cette théorie prônant la pureté raciale. Le clip, qui reprenait un tableau de Charles Lebrun avec Younès en lieu et place du chancelier Seguier et des acteurs en majorité racisés à la place des autres personnages de la composition, aggravait la provocation. Surtout, Younès y endossait le rôle du grand méchant qu’on l’avait poussé à être. Dans une référence inspirée à un jeu de société bien connu, il scandait alors en guise de refrain : « l’grand remplacement c’est moi, puis eux, puis toi/les grands méchants c’est nous/rebeus, renois[xiii]/moi perso ça me va/j’préfère mourir loup garou que vivre en villageois (que vivre en villageois) ».
Cet essentialisme de façade, pris à la lettre par bon nombre d’auditeurs peu réceptifs à l’ironie du morceau, insistait déjà sur le caractère historiquement contingent de toute stigmatisation[xiv]. En vérité, la réappropriation du stigmate n’est pour Younès qu’une modalité de la riposte, puisqu’il affirme avoir « passé la moitié d’[s]a vie à jouer un rôle l’autre moitié à l’abandonner »[xv]. Cet abandon passe d’abord par la mise à distance d’un regard qui est la source de l’internalisation de la norme (néo)coloniale et partant de l’aliénation[xvi]. Une fois pleinement conscientisé ce regard et les attentes qu’il véhicule[xvii], Younès ne cherche plus à les satisfaire mais au contraire à s’en abstraire pour donner libre cours à ses pratiques artistiques (ou renforcer la légitimité de celles déjà existantes), y compris lorsqu’elles se situent en dehors des attendus sociaux.
Il suivait déjà, depuis le collège, un cursus de comédien au Conservatoire de Rouen, le voilà désormais inscrit en master de création littéraire à Paris 8 pour avancer sur un projet de livre mûri de longue date. Jouer des rôles au cinéma devient également une manière de ne plus se laisser enfermer dans un rôle dans la vie de tous les jours, de ne plus se laisser définir par le regard de la société (« tu m’as enfermé dans un rôle mais j’ai trouvé les clés/sur leur télé ça pue sa mère j’suis v’nu crever l’écran/tu peux être ce que tu veux sans renier qui tu es/dev’nir soi-même c’est long ma gueule pour ça qu’on vit longtemps »)[xviii]. Younès se réjouit quand il peut incarner à l’écran des personnages à distance des clichés comme la figure de Nézir dans Drôle, et refuse en revanche de performer les rôles trop stéréotypés de terroriste, de voleur ou d’escroc qu’on lui propose à la télévision[xix].
À mesure qu’il la question de l’identité dans l’album, Younès fait donc imploser la notion. Le caractère relationnel et par conséquent relatif de toute identité était déjà condensé dans une punchline de Subliminal (« pour eux j’suis un Rebeu pour ma mère j’suis un rubis »)[xx]. Il est encore plus manifeste dans Identité remarquable : à l’impossibilité d’appartenir à une identité nationale évoquée plus haut répondent immédiatement d’autres appartenances, familiale et religieuse (« J’suis Français à c’qu’il paraît/j’suis Arabe à c’qu’il paraît, j’suis coincé en vérité/en vérité, j’suis le fils de S’nouci et Fatiha/j’essaie d’apaiser mon cœur, je récite la fatiha [prière]). Il ne faudrait toutefois pas voir dans la dialectique décrite ici un mouvement linéaire et irréversible. L’identité d’Arabe reste centrale dans l’album : il s’agit moins, par la pratique de l’hybridité, d’abandonner une identité au profit d’une précaire intégration à « l’universel », que de choisir les moments, offensifs, où l’on endosse une identité de combat (comme dans Le Grand remplacement) et ceux où l’on brouille les lignes.
Des valeurs incarnées
La musique de Younès, si elle cherche à transmettre des valeurs, a ceci de frappant qu’elle n’adopte jamais le point de vue moralisateur et surplombant du « rap conscient » qui, tout comme les théories politiques, formule des vérités depuis nulle part[xxi]. Ses neveux et nièces, son père et sa mère, son frère et sa sœur sont le premier terreau de ses réflexions sensibles sur la fuite du temps. Pour les morceaux proprement politiques, les prises de position sont elles aussi formulées depuis un point de vue situé qui conduit souvent Younès à se mettre dans la peau des acteurs.
C’est le cas dans Harraga, du nom de ces exilés qui brûlent leur papier pour traverser la Méditerranée, qui raconte à la première personne l’une de ces traversées mortelles dans un clip choc tourné à Alger cet été[xxii]. C’est également le cas de Trois ptits chats qui, sous la forme d’une cantine enfantine, met en scène le meurtre par des policiers d’adolescents racisés dans des circonstances analogues à l’assassinat de Tamir Rice (2014) et qui est narrée du point de vue des victimes et des policiers. C’est enfin le cas de C T Photos qui dénonce l’aliénation sexuelle qu’entraîne le numérique, mais en faisant du narrateur (Younès lui-même donc) l’énonciateur de ses propres contradictions, auxquelles il se confronte avec ironie et autodérision.
Fidèle à sa formation de comédien, Younès endosse des rôles, ponctue ses pistes de backs[xxiii] dans un dialogue ironique avec lui-même qui donne à certains morceaux comme Kirghizistan l’apparence d’une pièce de théâtre. La libération par rapport aux attendus sociaux prend bien souvent la forme d’une contestation de certains codes du rap (par exemple les égo-trips liés à l’argent, aux femmes et à la drogue) et surtout des facilités d’écriture que ces topoï entraînent. À la place, Younès expérimente des nouvelles manières d’écrire et de rapper, jusqu’à aboutir à des OVNIS musicaux tels que Inshallah ça fait un hit, piste hybride plus proche de la déclamation théâtrale ou de la poésie d’un griot que d’un morceau de rap ordinaire.
L’album est donc bien le produit hybride d’un auteur à la trajectoire hybride par de multiples aspects. Mais cette hybridité, loin d’être le substrat inconscient sur lequel s’épanouirait son œuvre, en est en fait le moteur et le produit. À l’heure où des soupçons de colorwashing pèsent sur l’industrie cinématographique[xxiv], on gagne à écouter la manière dont des acteurs racisés théorisent leur propre agentivité dans ce processus. Loin d’être les victimes passives de stratégies qui les dépassent, des personnalités comme Younès mettent cette quête d’inclusivité au service de leur propre agenda artistique et politique.
Chez le rappeur, la multiplication des formes de l’intervention artistique vise à contester les hiérarchies établies en se situant sans cesse là où ne l’attend pas. Plus qu’une simple ligne de fuite, cette multiplicité manifeste la simple prétention d’accéder à l’universel – mais un universel situé, qui ne s’abstrait jamais de son lieu d’énonciation. En refusant de se laisser conditionner par les genres artistiques comme par les identités et d’être soit (dans la musique) un Arabe rappeur soit (au cinéma) un Arabe voleur, celui qui se présente tout à la fois comme « acteur et comédien, rappeur et écrivain » se fait pleinement Alchimiste[xxv]. Pas étonnant donc que son œuvre nous transforme autant qu’elle le transforme lui-même.
[i] https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/un-monde-nouveau/un-monde-nouveau-du-jeudi-04-aout-2022-6500615
[ii] La formule est d’Abdelmalek Sayad, La Double Absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Éditions du Seuil, 1999. Le thème de la double absence est présent de longue date chez Younès : « j’suis Français à c’qu’il paraît/j’suis Arabe à c’qu’il paraît, j’suis coincé en vérité » (« Identité remarquable », Identité remarquable, 2022). Mais cette double absence devient rapidement triple absence : « Rebeu des pavillons j’ai grandi dans une belle maison/hamdoullah, mes parents étaient au charbon ils ont rempli la mission/j’en suis fier, quand j’étais petit pourtant je me suis posé des questions/c’est bizarre, qu’est-c’que j’fous tranquille ici quand tous mes congénères sont dans le tiéquar [quartier] ? » (« Rebeu des pavillons », Identité remarquable, 2022), ou encore « j’me souviens, j’avais honte auprès des miens/l’impression d’être trop bien quand eux galèrent/aujourd’hui, j’me rends compte que c’était rien qu’une zone pavillonnaire » (ibid). En argot « charbon » signifie « travail acharné ».
[iii] Rebeu signifie, en verlan, Arabe. « J’ai grandi parmi des Blancs/y’a peu d’Arabes dans ma classe/au début j’m’en bats la race/peu à peu ça prend d’la place/on m’regarde différemment/on me pousse à jouer un rôle inconsciemment/Adolescent, s’construit dans l’regard des gens/et on m’regarde comme un méchant, ok/j’vais leur en donner » (« Rebeu des pavillons », Identité remarquable, 2022).
[iv] Sur l’internalisation, voir : « avant j’étais mignon mais c’était l’bac à sable puis/ils m’ont pris pour un voyou avec ma gueule d’Arabe donc/j’me suis pris pour un voyou avec ma gueule d’Arabe, ouais/j’ai volé, j’ai vendu, j’ai traîné en bande car c’est c’que font les gueules d’Arabe/Fallait bien qu’j’m’y essaie, c’était mon rôle c’était dans tous leurs regards/j’me suis battu j’aimais même pas la bagarre » (« Rebeu des pavillons », Identité remarquable, 2022). Sur le double standard ; « j’arrive en retard en cours / elle [la professeure] me r’garde comme si j’étais le gérant du four » (ibid). En argot, un four est un lieu qui centralise le commerce de substances illicites, souvent des drogues. Ce processus de criminalisation des jeunes racisés a été très bien décrit par la sociologie nord-américaine : voir notamment Michelle Alexander, The New Jim Crow: Mass Incarceration in the Age of Colorblindness, New York, The New Press, 2010.
[v] Sur l’essentialisme stratégique tel qu’il a été théorisé par Gayatri Spivak, voir Elizabeth Gross, « Criticism, Feminism and the Institution. An Interview with Gayatri Chakravorty Spivak », Thesis Eleven, 10‑11-1, 1984, p. 175‑187. Sur la dialectique, voir Jean-Paul Sartre, « Orphée noir », in Léopold Sédar Senghor (dir.), Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, Paris, Presses Universitaires de France, 1948, p. ix‑xliv ; Franz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Éditions Maspero, 1961.
[vi] E. Gross, « Criticism, Feminism and the Institution. An Interview with Gayatri Chakravorty Spivak », Thesis Eleven, 10‑11-1, 1984, p. 175‑187.
[vii] F. Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Éditions Maspero, 1961.
[viii] « Rebeu des pavillons », Identité remarquable, 2022.
[ix] L. Yousfi, Rester barbare, Paris, La Fabrique éditions, 2022.
[x] https://www.streetpress.com/sujet/1576597380-grand-remplacement-rappeur-younes-fachosphere ; pour le clip, voir https://www.youtube.com/watch?v=ddsm5m9D4EY
[xi] Du verbe « kiffer », synonyme « d’aimer » ou « apprécier ».
[xii] Pif signifie nez. « Le grand remplacement », Même les feuilles, 2020.
[xiii] Renoi et le verlan de Noir.
[xiv] Ainsi que le rend manifeste la phrase « l’grand remplacement c’est moi, puis eux, puis toi » (ibid).
[xv] « Rebeu des pavillons », Identité remarquable, 2022.
[xvi] F. Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Éditions du Seuil, 1952. « Mes amis c’est ceux qui m’parlent vraiment/à moi pas à l’Arabe et ça s’voit carrément alors j’fais l’tri/ moi c’est les gens qu’j’étudie/un regard dans son regard on s’est tout dit » (« Rebeu des pavillons », Identité remarquable, 2022).
[xvii] « […] et j’connais des gens d’la rue j’en connais qui mangent dans l’Marais/parfois c’est les mêmes d’ailleurs, c’est ça qui m’fait bien marrer/quand on surprend l’adversaire, pass’ments d’jambes chang’ments d’côté/ils sont tout déboussolés quand ils voient Younès en jogging parler mieux qu’Solène en souliers » (« Rebeu des pavillons », Identité remarquable, 2022). Ce thème était déjà présent dans son EP Bientôt à la mode : « il parle bien pour un Rebeu/se disent ces bobos » (« Bientôt à la mode », Bientôt à la mode, 2020).
[xviii] « Identité remarquable », Identité remarquable, 2022.
[xix] Durant l’été 2022 j’ai réalisé une série d’entretiens avec Younès qui informent l’écriture de cet article.
[xx] « Subliminal », Même les feuilles, 2020 (https://www.youtube.com/watch?v=67huiJ2NftQ).
[xxi] « J’fais du rap car y’a des choses que j’dois dire/des choses qui peuvent pas rester dans mes notes/car on peut pas s’contenter d’dire que des mondanités/j’rappe vrai j’rappe fort c’est toute une mentalité/c’est presque une fatalité » (« Identité remarquable », Identité remarquable, 2022). Ou encore : « c’est pour ceux qui jugent pas/c’est pour ceux qui bougent pas/c’est pour ceux qui croient en Dieu/et qui ont des valeurs/c’est pour ceux qui jugent pas/c’est pour ceux qui bougent pas/c’est pour ceux qui croient pas/et qui ont des valeurs » (« Pour ceux », ibid., 2022). Sur le point de vue omniscient adopté par les sciences politiques (et les sciences en général) voir notamment Donna Haraway, « Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective », Feminist Studies, 14-3, 1988, p. 575‑599.
[xxii] https://www.youtube.com/watch?v=ixVI_rtIyHg
[xxiii] Les backs (du verbe anglais « supporter ») sont des pistes ajoutées dans un morceau de rap, souvent fait d’interjections et d’onomatopées afin de dynamiser le morceau.
[xxiv] https://www.washingtonpost.com/news/wonk/wp/2017/11/06/how-white-tv-writers-shape-the-stories-hollywood-tells-america/
[xxv] « L’alchimiste », Même les feuilles, 2020.