“Faîtes mieux!” Jean-Luc Mélenchon pensait-il que ces deux mots, prononcés à la fin de son discours à l’issue du premier tour de l’élection présidentielle de 2022, auraient tant de succès et seraient un si puissant appel à se mobiliser pour ceux qui l’écoutaient? (on les retrouve aussi de manière un peu provocante chez Olivier Faure ici, ou chez Caroline de Haas ici).
François Ruffin les reprend lui aussi à son compte : “nous devons prendre au sérieux son faire mieux” annonce-t-il dès les premières pages de son livre. Et c’est ce qui le guide tout au long de son essai Je vous écris du front de la Somme. “La digue a cédé”, écrit-il. Elle a cédé dans le Nord et en Picardie où le RN l’a quasiment emporté aux législatives. Avec un sentiment d’urgence, il cherche donc comment faire mieux, comment battre le RN, comment éviter la catastrophe et comment avertir les états-majors parisiens depuis la ligne de Front. Voilà ce qu’il l’obsède et il a bien raison tant l’accession au pouvoir de la dynastie Le Pen serait très certainement bien pire que celle de Macron. A son tour, Ruffin lance un appel à la mobilisation. Lui qui se décrit souvent comme animateur, en rappelant qu’animer c’est donner une âme, lui qui veut lutter contre l’indifférence, il cherche ici à nous réveiller. Indéniablement son pari est réussi. On ne sort pas indifférent de la lecture de son essai, mais plutôt stimulé intellectuellement et convaincu du nécessaire passage à l’action.
Il commence d’abord par ne pas nier nos victoires : la capacité de Jean Luc Mélenchon à maintenir la gauche vivante en France ainsi que sa capacité à rallier notamment les ultra-marins, les quartiers populaires et la jeunesse écolo. Le résultat est déjà puissant, notamment en regardant l’état de la gauche européenne, mais pas suffisant pour être majoritaire. L’enjeu est donc d’élargir ce front pour l’emporter. “Additionner sans soustraire” prend-il soin de préciser, sinon ce ne serait que repartir de zéro. Pour le dire rapidement, il propose d’aller chercher la France des Gilets Jaunes et celle qui a fourni une partie du « non » majoritaire au référendum de 2005.
Comment s’y prendre? Il nous propose un axe : le travail, et un horizon : l’impératif écologique.
Pourquoi choisir le travail comme angle d’attaque principal? Parce que selon l’auteur répond celui-ci a constitué un des points de repère essentiel de la Gauche et aujourd'hui nous l’ayons perdu. A l’ancien clivage : “nous” les travailleurs, contre “ils” les capitalistes et les patrons, s’est substitué une séparation en trois : “nous”, “ils” et maintenant "eux" : les assistés et bien souvent les immigrés. La gauche est perçue par une grande partie des électeurs (ceux qui nous manquent en tout cas) comme le parti des assistés, ceux qui profitent, et non comme celui du travail.
Choisir le travail, aussi, parce qu’il représente sans doute mieux que tout autre secteur, ce que 40 ans de mondialisation néolibérale ont détruit. « C’est une souffrance immense qui s’est insinuée dans le corps social comme un poison » alerte-t-il. Souffrance qui se poursuit encore aujourd’hui avec l’inflation et s’est exprimée à travers le mouvement des Gilets Jaunes. Plutôt que de l’entendre et de la soigner, Macron l’a réprimée, étouffée, écrasée. « Dessous, le pue pourri » et nourrit le RN. Ces fameux « fâchés pas facho » dont le travail a été détruit et qui ne voient trop souvent que l’assisté de la porte d’à côté ou du reportage de BFM. Ce sont ces électeurs là qu’il nous propose d’aller chercher. On peut évidemment s’étonner que leur ressentiment se porte vers le bas plutôt que vers le haut et qu’ils adhèrent à une dynastie bourgeoise familiale plutôt qu’à notre camp, mais il faut faire avec les électeurs tels qu’ils existent et avec ceux qu’on fantasmerait d’avoir (Ruffin propose un prolongement intéressant sur le fait que les mondes des patrons et des travailleurs sont désormais tellement séparés physiquement qu’on ne s’en prend plus à eux).
On réalise le chemin à accomplir en lisant les enquêtes sur la lutte contre l'assistanat : 71% des sondés pensent qu’on doit en faire une priorité, ou encore 50% des sondés considèrent que les chômeurs pourraient trouver du travail s’ils le souhaitaient vraiment.
Une fois ce constat posé : « Il nous faut reprendre le travail », comment nous propose-t-il de faire ?
Il déconstruit d’abord les actes de ceux qui n’ont que « la valeur travail » dans la bouche mais ne cesse de le détruire dans les faits : de Loi Travail en destruction des collectifs, le gouvernement Macron tient le haut du pavé.
Il insiste ensuite sur la dignité à rendre au travail : redonner de la fierté aux travailleurs de la première et seconde ligne, ceux qui ont démontré qu’ils étaient indispensables au fonctionnement de la société. Comme jadis les mineurs ou les ouvriers, notre camp doit davantage les montrer en exemple.
Il aborde ensuite un point essentiel : les salaires, comme une évidence mais qu’il est aujourd’hui nécessaire de rappeler. Reprendre le travail c’est se battre pour qu’il paye, et non défendre un illusoire « revenu universel » qui ne le convainc guère. C'est lutter contre la grande modération salariale qui s’impose à tous depuis 40 ans au nom de la mondialisation, de la croissance et de la compétitivité. Écraser les salaires, c’est détruire les travailleurs, alors même que « ceux d’en haut se gavent ». L’actualité de Total et du salaire de son patron nous le démontre encore un peu plus.
L’éclatement des statuts et des horaires, enfin, détruit le travail. On pense ici aux horaires incomplètes, aux CDD, à l’intérim, aux « faux indépendants », autant de statuts qui font perdre la sécurité jadis garantie par le travail.
Il synthétise ainsi : « l’écrasement du travail par les revenus, par les statuts, par le temps, par la pression {…} a des conséquences pour le salarié mais aussi sur la société ». C’est pour cela qu’il répète inlassablement de vidéos youtube en interviews « un statut, un revenu ; un statut, un revenu ; un statut, un revenu ».
Défendre le travail ne peut toutefois plus se faire comme au XXème siècle. Un nouvel horizon s’impose à nous : l’impératif écologique. La bonne nouvelle c’est que cela va demander du travail, beaucoup de travail. Réparer l'écosystème et réussir la bifurcation écologique va demander de mettre en mouvement l'ensemble de la société (on pense ici à ses nombreuses références à l'économie de guerre). Il propose ici le "faire-ensemble" plus mobilisateur que le "vivre-ensemble". Faire ce travail conjointement permettra, souligne-t-il, de lever le divorce entre « nous » et « ils » pour faire front commun contre « eux » : ceux d’en haut, l’alliance du grand capital, des décideurs politiques et des éditorialistes qui squattent les médias et savent si bien défendre leur intérêt.
Au fond, ce livre-pamphlet de Ruffin nous renvoie aux conquêtes du salariat : un statut qui assure une stabilité sur le long terme, des revenus décents pour vivre, des gains dans la lutte pour le temps (repos, congés, retraite…). Il prend bien soin aussi de rappeler que ce combat ne doit pas se mener contre ceux qui sont désignés comme « assistés » : additionner sans soustraire. Il ne glisse pas dans la trop facile et factice opposition entre les travailleurs et les assistés, dans laquelle d’autres pourraient se vautrer trop heureux d’être salués par les médias libéraux.
Il rappelle aussi l’importance de lutter pour des droits universels et non des droits partiels. Ceux-là peuvent renforcer le sentiment d’injustice chez ceux qui n’en bénéficient pas, et sont dans le même temps souvent trop complexes à obtenir (33% de non recours au RSA ; 30% pour les allocations chômage). Il renverse ainsi habilement la récupération conservatrice de l’universalisme. Dans la bouche des libéraux, celui-ci demeure abstrait et vise au final à exclure ceux qui ne sont pas dans le moule, à l’inverse Ruffin propose d’en faire un universalisme concret avec des droits pour tous. Cela permet de rattacher les plus riches à la solidarité nationale pour éviter leur séparatisme, tout en rendant l’impôt vraiment progressif pour compenser leur gain : l’exemple des allocations familiales pour les enfants de Bernard Arnault est parlant !
Comme d’habitude avec François Ruffin on en sort regonflé à bloc et prêt au combat. Axer le combat sur le travail comme il le fait offre un contrepied intéressant au discours ambiant et coupe l’herbe sous le pied à la droite et l’extrême droite, faux ami du travail. Réparer le travail contribuerait à redonner de la dignité à toute une partie de la population et rééquilibrerait la balance entre capital et travail. Souligner la quantité de travail nécessaire à la bifurcation écologique permet de lever l’opposition entretenue par nos adversaires entre écologie et classes populaires.
S’il fallait y trouver une limite, notons que le programme de la NUPES prévoit déjà de mieux soutenir les travailleurs (blocage des prix, augmentation du SMIC...) et on reste un peu sur notre faim sur ce qu’il faudrait faire de plus pour convaincre davantage les classes populaires que nous sommes bien avec les travailleurs.
François Ruffin a le mérite de proposer une stratégie pour « faire mieux » et semble enfin décidé à prendre un rôle plus important dans les batailles à venir. Saura-t-il incarner tout ce qu’a réussi à incarner l’Avenir en Commun et Jean-Luc Mélenchon tout en allant chercher ceux qui nous manquent pour faire une majorité? Additionner sans soustraire, difficile équation, mais qu’il nous sera indispensable de résoudre.