Quel est le moment politique actuel? Comment le décrire?
Emporté dans l'immédiateté du temps médiatique, il est difficile de tenter de le caractériser. Rappelons-nous que récemment, le problème principal de la France des chaînes d’info était, sans vouloir minimiser le sujet, les punaises de lit. C’était il y a à peine quelques semaines. C’était il y a plusieurs années pour le temps de l’info en continu. Essayer de regarder le moment actuel, c’est constater avec frayeur la facilité et la rapidité avec laquelle les idées de l’extrême droite se répandent. Les moyens pour les combattre se révèlent trop souvent inefficaces, comme si nous étions piégés dans des sables mouvants, et que plus on se débattait, plus on s'enfonçait. Sentir le pire arriver ne nous aide pas beaucoup pour l’empêcher d’advenir, un constat qui nous pousse à être indulgent avec tous ceux qui, par le passé, n’ont pu l’empêcher.
Le pouvoir en place, la Macronie, dont on ne peut décidément rien attendre et qui nous fera boire le calice jusqu’à la lie, semble décidée à renforcer chaque jour l’extrême droite et son principal parti le RN. Elle nous mène droit à la catastrophe ; avec d’un côté la destruction de l’état social : augmentation de l’âge de la retraite, réduction des allocations chômage, travail imposé pour les allocataires du RSA, abandon progressif de l’école et de l’hôpital ; et de l’autre la reprise des obsessions réactionnaires : criminalisation des mouvements sociaux, réponse uniquement répressive aux “émeutes des banlieues” ("l'ordre, l'ordre, l'ordre"), culpabilisation des parents dont les enfants sortent du droit chemin et bien sûr immigration.
Même si l'immédiateté médiatique tend à nous faire oublier le passé et le futur pour nous plonger dans un présent permanent sans tenants, ni aboutissants, souvenons-nous qu’il y a quelques mois seulement, la Macronie imposait au forceps, à coup de 49.3, après une mobilisation exemplaire de plusieurs mois, sa contre-réforme des retraites. Puis nos “quartiers” s’enflammaient suite à la mort de Nahel par le tir d’un policier. Depuis quoi? Depuis, les 49.3 se sont enchaînés pour faire passer les budgets sans débat. Et aujourd'hui, se joue une loi immigration sur laquelle Darmanin mise tout son capital politique. La machine s’enraye. Une motion de rejet est acceptée. La Macronie, consciente du danger, aurait pu reculer et abandonner son texte ; mais non, de deux pentes, elle choisit toujours celle qui mène vers les idées réactionnaires. Une commission mixte paritaire est organisée. Au final, une loi est imposée par des LR fanatisés, un RN qui se réjouit et une Macronie qui tangue. Encore une fois, les sables mouvants : les parlementaires NUPES se débattent contre les lois scélérates et l’addition s’aggrave. Lutter contre la mainmise de leurs idées devient chaque jour plus difficile, le piège se referme.
La compromission des macronistes est désormais totale, et pour ceux qui en doutaient encore, ils ne nous seront d’aucun secours contre l’extrême droite. Ils reprennent ses idées et leur préparent le terrain, comme l’écrivait récemment Frédéric LORDON (ici) : “On ne dirait pas sans abus que le Macronisme en tant que tel est un fascisme. On peut en revanche affirmer avec certitude qu’il aura tout installé, et tout préparé. Les régimes monstrueux ne prennent jamais que sur des terreaux adéquats. En six ans, le macronisme, totalement ignorant de ce qu’est une société, des forces qui la composent, de ce qui peut s’y réveiller, répandant partout une violence inouïe, aura déposé une épaisse et confortable couche de fumier. Tout va y pousser avec une déconcertante facilité.”
Avec toutes les précautions et limites qu’il faut apporter aux enquêtes d’opinion, le constat est accablant à en croire ce sondage. Le RN caracole en tête avec plus de 10 points d’avance, repoussant loin la concurrence des macronistes. Ils peuvent les remercier de leur avoir offert sur un plateau, tout d’abord, la “respectabilité” et l’inclusion dans leur prétendu “arc républicain” en les invitant à manifester avec eux contre l’antisémitisme, puis en validant la place prépondérante qu’ils souhaitent donner au rejet de l’autre et au contrôle de l’immigration. Et encore, 30% des sondés, ce n’est que le score du RN, si l’on ajoute les 8% des sondés pour E.Zemmour, voire les 8% pour les LR, et les 2% pour N.Dupont-Aignan, l’addition est vertigineuse. L’extrême-droite peut jubiler, elle estime avoir gagné la bataille des idées : déchéance de nationalité, préférence nationale, remise en cause du droit du sol.
De son côté, la NUPES est, de nouveau, en pleine turbulence, chacun semblant bien heureux de la voir s’effondrer. Et pourtant, comme nous le rappelait Clémentine Autain, il y a à peine un an, la NUPES, rappelons-le encore victorieuse au premier tour des législatives, c’est : “des insoumis qui cherchent des alliés pour être majoritaires, des écologistes qui choisissent l’ancrage à gauche, des socialistes qui assument de reprendre le fil de leur histoire au long cours, des communistes qui, après une présidentielle d’auto-affirmation, renouent avec le rassemblement.”
La fin de la NUPES, ce serait alors des Insoumis qui se refermeraient sur eux-mêmes, des écologistes qui seraient tentés par une position centriste-libérale à l’allemande, le retour du renoncement des années Hollande au PS et l’ego-trip de F.Roussel poussé à son paroxysme côté communiste. Les voilà, nous voilà, vaudrait-il mieux dire, bien ridicules. Nos dirigeants de gauche ne semblent vraiment pas à la hauteur du moment.
Le pire n’étant jamais certain, constatons malgré tout que cette “loi immigration” peut avoir pour vertu de renforcer le sentiment d’un danger imminent et l’urgente nécessité, pour les forces de gauche, de s’allier (ici). Même si l’union, on l’a compris, est sans doute nécessaire mais loin, très loin d’être suffisante. D’ailleurs, s’allier avec qui? pour quoi faire? repartir de ce qui est déjà acquis : la NUPES, pour aller plus loin? Des questions qui paraissent simples. Pourtant, du point de vue d’un simple sympathisant, nos dirigeants ne semblent pas prêts à se réunir autour d’une table pour en discuter. Comme souvent, c’est encore François Ruffin qui pose les mots les plus justes pour lutter contre la résignation : “il n’y a pas de fatalité. “
La timide riposte qui s’organise contre la loi immigration souligne les forces qui pourront se mobiliser demain pour maintenir la lumière vivante : les syndicats (qui nous avaient déjà rappelé leur utilité lors du combat pour les retraites, même si, ici encore, cela s’est révélé insuffisant), les soignants, les présidents d'Université, les élus locaux, le mouvement associatif (ici) qui s’insurgent et menacent de ne pas appliquer la loi.
Alors quel est le moment?
Décrire le moment est-il en lui-même d’une quelconque utilité? Ce n'est sans doute pas suffisant. Pas plus que l’union sera suffisante pour gagner, ni que la mobilisation des forces syndicales sera suffisante pour arrêter l’obsession néolibérale. Mais c’est contribuer, très modestement, à mettre des mots sur les choses.
Alors quel est le moment?
Certainement, celui d’une bascule, tout galvaudé que soit ce mot. Une bascule qui confirme que les idées d’extrême droite progressent, puissamment et rapidement. Une bascule du bloc libéral qui avait jusqu’ici conservé certaines valeurs d’ouverture. Sans oublier, la grande bascule qui est face à nous, celle du mur écologique qui se dresse. Nos sociétés, où le rejet de l’autre devient si puissant, risquent de se trouver complètement désarmées face aux chocs qui viennent et de nous entraîner vers un monde fait de zones vertes, protégées de barrières où ceux qui possèdent continueront à bien vivre entre eux et des zones rouges pour les autres. Triste monde à venir pour nos enfants.
Alors, pour ne pas céder au défaitisme, écoutons les beaux mots que Christiane Taubira vient nous clamer : “La France continuera d’aimer les belles histoires. Celles de Lassana, de Mamoudou et de tant d’autres. Celles de ses footballeurs, ses cinéastes, ses intellectuel.les… Il arrivera encore que l’enthousiasme et la lucidité l’emportent sur la peur, la trouille, la frousse et sur la friponnerie politique.
Il faudra se donner les moyens de défaire l’infâmie.”