Le dernier film de Pablo est l'un des plus forts et des plus touchants qu'il ait été donné de voir ces dernières semaines. Comme souvent, on n'est pas tenu d'y trouver ce que d'autres critiques ont vu, et plus exactement reproché à celui-ci. Par exemple, le film est parfois jugé froid. Il laisserait le spectateur sur le bord malgré l'exceptionnelle prestation d'Angelina Jolie.
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C'est vrai, le jeu de l'actrice doit être salué. Jolie, à sa manière, parvient à redonner corps à l'élégance et au charisme très particuliers de la Callas (que l'on a un peu oublié aujourd'hui mais qui avait de quoi soulever les foules du vivant de la cantatrice et rendre fous certains hommes). Elle affiche en effet un mélange d'artifice et de désarroi permanent, une sorte de rigueur dépressive, appliquée à elle-même autant qu'aux autres, qui donnent une pâte assez singulière au personnage. Cette dualité interne se retrouve jusque dans l'apparence de Maria : le corps sculptural, plein de majesté, s'avère tristement décharné. On connaissait l'alcoolisme mondain. Nous découvrons ici un junkisme de luxe. Déroutant. Ainsi, de scène en scène Maria alterne-t-elle avec sa propre image, dessinant une silhouette tour à tour verticale, altière, abandonnée, horizontale. La prestation de Pierfrancesco Favino, jouant un majordome, n'est pas moins réjouissante. Pour autant, une fois ces qualités majoritairement reconnues au film, à aucun moment je ne me suis sentie mise à distance par la luxuriance des décors et la maestria de la mise en scène.
Que tout ici ait été calibré, mesuré au centimètre et rythmé à la micro-seconde près tient de l'évidence. Mais s'arrêter à cette description rapide d'une œuvre tout en papier glacé et donc forcément (!) sans émotion, c'est manquer l'opération bouleversante qu'effectue Larraín de bout en bout de son film. Opération qu'on pourrait dire "à cœur ouvert". On doit tout d'abord noter le travail (littéralement) inouï qui est fait autour de la voix de la diva, hors de ses enregistrements célèbres. Lors des répétitions par exemple ou dans l'appartement parisien, la voix a été mêlée à celle de Jolie avec une subtilité, un souffle qui produisent une grande puissance émotionnelle. Mais la véritable performance de Maria réside peut-être encore davantage dans son mouvement de va et vient entre la vie spirituelle de Maria Callas et le monde extérieur : le dehors à proprement parler, les rues de Paris pendant les longues errances de la cantatrice endolorie par la perte de sa voix et de son grand amour Aristotle Onassis ; mais aussi le monde extérieur tel que la Callas l'a habité du temps de sa gloire révolue. Et qui désormais l'habite.
Je dis « va et vient » mais je devrais plutôt parler de cheminements parallèles. Car le tour de force de Larraín peut être résumé ainsi : plus on entre à l'intérieur de Maria, plus le monde s'ouvre. On croyait se retrouver plongé dans un marécage de souvenirs gluants de nostalgie et d'égocentrisme d'une diva sur le déclin ; on pensait s'enfermer avec elle dans un espace étroit et oppressant, une enfilade de pièces où ne voyage qu'un piano à queue coincé entre deux fenêtres, où tourne en rond un couple de domestiques impuissants ; on intègre en réalité le mouvement vers l'autre que cette femme (le personnage) n'a cessé de faire tout au long de sa vie. Une sorte de don d'elle-même au monde, d'abord à des soldats allemands quand elle était jeune fille, puis, plus tard, au public qui lui faisait face lorsqu'elle était sur scène, ou encore à l'homme qu'elle a aimé follement.
Que ce monde, avec ses ors, ses clameurs, ses yachts et ses flashs ne soit pas (à mes yeux) un monde sympathique ni enviable importe peu : il faut être capable de voir ce qui se joue, ce qui se donne ici. Le va-et-vient, le double cheminement intérieur/extérieur déjà évoqué, accompagné d'une troublante interpénétration du présent et du passé est la traduction visuelle de la générosité de la Callas. Car c'est bien une extraordinaire générosité qui est représentée ici. Celle de Maria, et sans doute aussi celle de Pablo Larraín lui-même, incarnée dans ce personnage qu'il nous montre sous toutes ses coutures pendant plus de deux heures.
On le saisit sans que la chose soit clairement formulée, au rythme des scènes et des images. On l'observe tout le temps : Maria Callas vue par Larraín, toute capricieuse, toute insensée semble-t-elle, n'est finalement qu'amour. Amour pour les êtres chers, bien sûr - et la dernière période de sa vie, où elle vit isolée avec ses domestiques, révèle un amour à part entière qu'il ne faut pas minimiser ; amour de la vie, c'est moins certain ; mais surtout cet amour très singulier qu'est l'amour qu'on donne dans l'art, celui qu'on lui consacre, c'est-à-dire l'amour-quand-on-produit-de-l'art. La femme fantomatique et à bout de souffle qui erre sous nos yeux prend ainsi très vite des allures de figure sacrificielle, comme elle le crie à un admirateur taquin venu lui reprocher de ne pas s'être produite à un concert, plusieurs années auparavant :
« Savez-vous ce que c'est, d'aller chercher tout ce qu'on a dans le ventre pour le faire sortir par sa pauvre petite bouche ! »
Le film ne fait pas autre chose, c'est là son propre mouvement interne : aller au fond de Maria (dans sa tête, sa mémoire, tout au bout de son espoir fou de retrouver la puissance et la tessiture disparues, dans ses rêves éveillés et ses visions du passé ), on pourrait dire dans ses tripes, et ce faisant remonter vers le monde (hommes de pouvoir, foule d'anonymes, admirateurs, mélomanes et journalistes inclus) par sa petite bouche (le point de vue de Maria, son seul prisme).
Quand on mesure le geste simultané d'amour total et d'épuisement de soi de la cantatrice chaque fois qu'elle chante, l'enregistrement non autorisé et l'interview du critique musical, venu l'interroger sur sa voix défaillante, semblent d'autant plus stupides. Plus exactement, à côté de la plaque. Lui n'est pas simplement une sorte de paparazzi scrutant le scoop. C'est un professionnel incapable de reconnaître l'exceptionnel sacrifice à l'origine du chant (bon ou mauvais, peu importe puisqu'il est question ici d'intention et non de performance) de La Callas.
Très affaiblie par sa dépendance aux médicaments, la diva se sait déjà condamnée à mourir si elle ne renonce pas aux répétitions. Elle reste pourtant fermement résolue. Car il ne s'agit pas tant pour elle de remonter sur les planches que de se déterminer. De décider seule de ce qu'elle donnera. De ce qu'elle fera de sa voix. De faire ce qu'elle en a toujours fait, à savoir l'offrir. Au public en liesse, à sa gouvernante, à son magnétophone, au vide. Seul ce geste compte, il ne reste que lui, en même temps il est tout, immense, ouvert. Pour Maria, rentrer en son sein est une propulsion.
C'est encore sous ce prisme calassien qu'on comprendra l'une des dernières scènes du film, celle de la mort de l'héroïne. À l'instant même où celle-ci sent son cœur lâcher, au moment sans doute le plus intime, le plus solitaire, le plus reclus et indicible qu'il soit donné de connaître, celui de la fin du corps, la voix jaillit, accompagnée d'un orchestre. En bas de l'immeuble les passants s'arrêtent. Comme autrefois, du temps de la splendeur vocale de Maria, une foule reçoit son chant. Un peu comme des badauds se figeant, le visage soudain baigné par un rayon de soleil. Ils reçoivent un cadeau inattendu et que plus personne n'espérait. Dans Maria, la générosité se sera incarnée jusqu'à produire son dernier souffle.