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Billet de blog 6 mai 2024

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Hamaguchi est un génie

Avec Le Mal n'existe pas, Ryusuke Hamaguchi a réalisé un film sublime et puissant. Le mal n'existe pas mais le génie, si. Voici pourquoi.

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Illustration 1
Photogramme du film Le Mal n'existe pas d'Hamagushi © Ryusuke Hamaguchi

Il y a des films qui bouleversent par l'histoire qu'ils exposent. Ces films sont nombreux. Ils me font la plupart du temps verser des larmes et je les aime pour cette raison. D'autres films provoqueront plutôt des sensations à un corps attentif. En général, ces films-là, je les préfère aux premiers. Ils me marquent du moins plus longtemps. Et surtout, je cherche toujours à analyser de tels films pendant et après coup, - et alors, à prolonger le plaisir de la découverte - afin de mieux saisir ce qui, dans leur forme, est parvenu à susciter non pas des émotions mais bien ces sensations.

Le Mal n'existe pas de Ryusuke Hamaguchi est de cette seconde catégorie. Tout au long de son déroulement, je me suis laissée porter par une impression assez inédite : celle d'un temps qui se fige et où pourtant s'intensifient les choses en présence. Comme si, scène après scène, le réalisateur était parvenu à prendre la vie dans la glace, mais sans glace pour cacher la vie à nos yeux... Ou quelque chose dans ce genre, de très étrange et, on le voit, que j'ai quelques difficultés à définir.

Les scènes du Mal... ne sont pas tant des tableaux qui se succèdent que des situations se déroulant dans une grande lenteur, mais aussi avec une rare puissance, ce qui mène tout ce joli monde à une très grande intensité. Je sais, je vais fort sur les superlatifs. Mais enfin, il faut bien trouver une explication à l'état dans lequel je suis sortie du cinéma, bouleversée certes, émue bien sûr, mais aussi, et surtout, à vif.

C'est que parler du traitement si singulier du temps ici ne saurait suffire. Il faut y ajouter un autre mouvement, d'autant plus passionnant qu'il agit contre le précédent, est son exact opposé. Il s'agit d'un mouvement vers l'avant, irrémédiable. En d'autres termes, le mouvement de la fatalité. Le film par conséquent superpose savamment le figement temporel et l'avancée tragique.

J'en étais restée là, bien contente d'avoir trouvé les clés capables d'expliquer ma réaction presque trop vive à la vision du film. Je suis sortie de la séance pleurant d'un pleur nerveux, saisie par un gros chagrin qui n'était pourtant pas motivé par la tristesse. L'histoire n'était pas triste, je n'étais pas devant un mélo, je n'avais a priori aucune raison de pleurer. Je me disais alors : le réalisateur est malin. Il t'a mise dans un étau, tu croyais goûter la nature japonaise, il t'a laissée au milieu du fatum, jetée dans l'oeil du cyclone. Le piège est réussi. Affaire classée.

Sauf que. Quelque chose, encore, m'échappait. Tout le film m'échappait. Car ni la vue d'une source d'eau qui coule, ni celle de traces de chevreuils dans la neige, ni meurtre gratuit ni construction d'un hôtel écocidaire ne peuvent, à eux seuls, expliquer des sanglots. Même à la spectatrice la plus sujette à la sensiblerie qui soit. Or en critique, il faut toujours se fier aux mouvements du corps. 

Quelque chose donc, dans mon schéma des humeurs et des fluides, faisait encore défaut. Jusqu'à ce que, miracle !, jusqu'à ce que la fille. Jusqu'à ce que la petite fille du personnage principal. Jusqu'à ce que je comprenne enfin que la petite fille que l'on voit vaquer tout au long du film est en réalité déjà morte au moment où celui-ci commence. Je le dis plus simplement : dès le début du film, on nous montre un fantôme. Mieux : un souvenir. Celui appartenant à ce père étonnant et taiseux, incapable d'oublier le petit être cher. Par conséquent, on suit un personnage qui a les mains dans le réel jusqu'au cou - l'homme à tout faire du village -, et pourtant s'imagine - s'invente - que sa fille disparue continue de vivre à ses côtés. Sans que rien, en apparence, nous signale le hiatus, le gouffre existentiel. 

Si l'on revoit les images et les péripéties du film avec une telle interprétation à l'appui, il me semble alors que tout s'ouvre et s'éclaire. Et les hoquets nerveux peuvent faire place à la respiration. Quelques mystères s'élucident, à commencer par cette présence absente à tout, et proprement extraordinaire, qu'est la fillette.

Mais aussi le fait que le père l'oublie à l'école. En effet, seuls les coups de feu le rappellent à son devoir. Peut-être d'ailleurs la fille a-t-elle été tuée par un chasseur. Chaque nouveau coup alors rappelle au père qu'un jour il a eu une enfant ;

ou enfin, le fait que celui-ci maintienne toujours à l'égard de la fillette une drôle de distance, une apparente froideur, tout en semblant l'aimer : sous nos yeux qui ne font pas le tri entre passé et présent, il a beau crever d'amour pour la petite, lui transmettre tout ce qu'il sait, quelque chose en lui reste inexplicablement fermé, comme éteint pour toujours.

À partir de là, on saisit mieux pourquoi la petite se promène, solitaire. Pourquoi elle interagit si peu avec ses pairs. Les moments les plus banals du quotidien ne s'avèrent pas autre chose que des redites convoquées par le père, l'importation d'une existence révolue dans le contemporain. Finalement, le corps de la fillette, à la fois diffus et omniprésent, dessine dans l'histoire une perpétuelle absence. Et cette fillette que le père porte sur ses épaules après avoir passé un buisson est celle qu'il a portée autrefois. La fille ayant été figée dans sa mémoire, c'est à travers son regard que le temps est figé.

Ce qui donne alors un surcroît de puissance aux scènes tient sans doute de la cohabitation constante, visible à l'oeil du spectateur ou parfois juste potentielle, des vivants et de la petite morte. Elle accompagne son père, guette les adultes pendant la réunion communale, échange gentiment avec ceux qui l'ont connue. Tout cela, c'est le père qui le voit, et nous grâce à lui. Mais lorsqu'il revit le soir de sa mort, lorsqu'il la cherche et tout le village avec, lorsqu'il se remémore l'instant terrible où il l'a découverte, dans le champ, il n'est pas différent de l'amoureux transi tenant à revoir, encore et encore, les quelques secondes où lui est apparue pour la première fois celle qu'il adore.

Ces instants-là sont sérieux. Précieux. Sacrés. C'est pourquoi le soir, dans ce même champ, alors que le père revoit sa fille tout juste tuée, qu'il la redécouvre  une énième fois, le représentant du futur hôtel devient superflu. Immédiatement. Plus que ça même : gênant. Le présent s'avère alors trop trivial pour un passé trop sacré. On peut l'imaginer, pour le père désormais, les deux temporalités, dont il s'accordait jusque là tant bien que mal, ne peuvent plus coexister. Le présent est bien laid ; l'autre idiot y prend toute la place, comme un touriste sur le chemin des bêtes sauvages. Le père, lui, semble ne souhaiter à cet instant qu'une chose : être en paix, regarder sa fille, sa petite devenue biche et tuée par une balle. Pour cela il est prêt à tout, s'il le faut il peut tuer. Le mal n'existe pas. 

La toute dernière scène montrant des arbres défilant dans une course rejoue la première. Dans ces dernières minutes, le temps se déroule, indifférent, dans une grande boucle muette. Le mal est déjà fait. À l'image du reste du film mais de manière plus frappante encore, le temps est à la fois fixation et fatum. Il abrite la catastrophe qui survient et sa constante remémoration. Hamaguchi est un génie : il m'a fait sentir que son héroïne était morte, l'a fait peser sur mes épaules pendant presque deux heures et près d'une semaine, il a su remuer dans mon ventre l'horreur de la perte. Tout cela sans que je puisse, à aucun moment du film, me le formuler.

Ainsi l'immense performance du réalisateur tient-elle dans ce point : sur son écran un corps en mouvement peut s'avérer un être déjà-mort. On peut ne jamais s'en rendre compte, ne pas tirer tous les fils qu'il aura discrètement tendus ; peu importe peut-être, car les images, de la même manière, agiront sur les sens de ceux qui les regardent. Ryusuke Hamaguchi sait filmer du vivant qui déjà n'est plus là. Sans fioritures ni hiérarchie mais au contraire, dans une grande sobriété. Montrer dans un même geste ce qui est et ce qui n'est pas. Combien sont capables de ça ?

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