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Billet de blog 10 février 2024

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La Zone d'Intérêt, anatomie d'un ratage

Comment peut-on rater un film sur la Shoah ? Comment est-il possible d'anesthésier toute l'émotion du spectateur au cœur de la tragédie humaine la plus effroyable, la plus saisissante et sans doute la plus importante de l'Histoire ? Voilà les questions que je me suis posées en sortant de la projection de la Zone d'Intérêt de Jonathan Glazer. Description et analyse d'un ratage presque complet.

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Comment rater un film sur la Shoah ? Comment anesthésier toute l'émotion du spectateur au cœur de la tragédie humaine la plus effroyable, la plus saisissante et sans doute la plus importante de l'Histoire ? L’horreur du crime contre l’humanité, le sadisme des bourreaux, la machinerie impeccablement huilée de l’extermination... : avec une matière pourtant si riche et si dense, comment peut-on rater à ce point un film ? Voilà les questions que je me suis posées en sortant de la projection de la Zone d'Intérêt, le dernier long métrage réalisé par Jonathan Glazer racontant le quotidien du directeur du camp d'Auschwitz durant la Seconde Guerre Mondiale. Lauréat du Grand Prix du jury à Cannes en mai dernier, encensé depuis par la critique et annoncé avant même sa sortie en salle comme l'un des grands événements culturels de l'année 2024, on peut le considérer à plus d'un titre comme un cas d'école. Son ratage (et son succès) : voilà l'exploit que j'ai voulu analyser car dans ce film il n'y en a pas d'autre.

Pour cela, il faut expliquer tout de suite le parti pris, radical, du film : ne rien montrer de ce qui se passe dans le camp. À la place, rester focalisé sur la vie quotidienne de Rudolph Höss et de sa famille, qui se déroule tranquillement de l’autre côté d'un simple mur de briques. Absence d’images explicites de la vie à Auschwitz ; passages montrant l'intérieur du camp endormi et projetés uniquement en négatif : l’idée de Glazer consiste à ne pas montrer l’horreur pour mieux la faire ressentir. On le sait capable de jouer avec beaucoup de science et de talent avec les images et leur absence. Par exemple dans Under the skin, m'ont autant marquée ce que j’ai vu – la désintégration dans une eau noire de proies masculines par un extraterrestre -, que ce que je n'ai pas vu, parce que le film ne le montre pas – la noyade d’un petit enfant abandonné sur une plage par une nuit d’encre. Nul doute à ce sujet, Glazer maîtrise l’image, sa force et son dosage. Que cette fois, la mise à distance de l’horreur n’ait pas l’effet escompté interpelle d'autant plus.

Tout d'abord, sans image du camp à montrer, voilà le réalisateur réduit presque mécaniquement à égrainer dès qu’il en a l’occasion des indices contextuels : le spectateur doit en effet garder en tête que le récit se déroule dans la zone dite « d’intérêt », c'est-à-dire dans un périmètre autour de l'enceinte du camp de concentration. Sans ces indices, bercé par la douceur de vie de la famille Höss, il l'oublierait vite. Or, disons-le, ces indices sont grossiers. On trouvera par exemple la fumée ambulante de trains de la mort arrivant au camp ; celle épaisse et noire du crématorium tournant à plein régime ; le reflet d’incendies nocturnes sur les fenêtres de la maison des Höss ; des dents en or récupérées par les enfants de Höss ; un os humain ramassé au fond de la rivière… Pire, on sent rapidement que de nombreux cadrages et des scènes entières n’ont été pensés que pour mettre en exergue de tels indices, devenus des signaux sommaires, simples stimuli censés susciter l’effroi.

Ainsi du moment où Höss sur le départ va caresser son cheval, prétexte à afficher (attention, warning) une devise du camp, sans doute vraie d'ailleurs, juste au-dessus de l’enclot où dort l’animal. Autre exemple, un train de la mort longe très précisément le mur séparant le camp d’extermination du jardin où s’ébaudit la famille Höss, avec une envergure et un timing parfaits. L’effet d’un tel tableau aux contours nets, millimétrés, est proprement désastreux. Le défilé du train paraît totalement artificiel. Ces signes, qui deviennent des clins d’œil constants au spectateur ne produisent qu'une chose : l'impression que derrière le mur a été bâti non pas un camp d'extermination mais un parc d’attraction. Sans êtres de chair, et sans doute plus encore faute de situations à filmer, il ne nous reste qu'à observer des cadrages. Des cadrages impeccables sur des reconstitutions en carton pâte.

C'est que, contrairement aux apparences, Glazer ne travaille pas dans le film sur l'ellipse, mais bien sur l’ajout. C'est une erreur de croire que la question posée ici serait Que peut-on retrancher à un film pour décupler sa tension ? Elle est plutôt de cet ordre : Que faut-il mettre dans un film pour qu'il produise (du sens, de l'émotion, du suspens, de la surprise) ? Car une fois retiré d’un bloc le nœud tragique inhérent au contexte de son récit, une fois le génocide rayé de l'image, le problème de la représentation de la Shoah n'est pas réglé. Glazer, il me semble, s'est pris à son propre piège. En s’empêchant de montrer les horreurs commises sur les prisonniers, les plus petites comme les plus spectaculaires, il est comme un bulldozer qui aurait creusé un trop gros trou et devrait, à la pelle désormais, s’assurer de la présence de l’indispensable. On le voit combler en permanence les manques qu'il a créés.

Quant à la description de la vie quotidienne des Höss, point de focalisation du récit, elle s'avère d'un réalisme bienvenu. Mais disons-le, elle ne nous apprendra pas grand-chose. Mari patriarche, maîtresse de maison superficielle, enfants sadiques, domestiques maltraitées : le film nous dresse le tableau sans aspérité d’un foyer bourgeois aryen modèle. Même la visite d’une prostituée polonaise, un soir, dans le bureau de Höss et l’adultère de sa femme avec un artisan de la maison semblent faire en réalité partie du cahier des charges scénaristique. Toutes les cases sont cochées. L'ensemble n'est pas désagréable à voir, on trouvera même un certain plaisir à regarder vivre les membres de cette famille sans ressentir pour autant la moindre sympathie pour eux. On les observe faire, voilà tout. Et la juxtaposition répétitive des clichés que j'ai évoqués plus haut n'y change rien. Elle ne provoquera nul inconfort, aucun effroi, zéro tristesse. Non, le bien-être des Höss n'accentue jamais la détresse de prisonniers absentés.

C'est pour cela que le propos et l'intention de Glazer continuent de poser question. Que voulait-il nous montrer ? Que les tortionnaires nazis fêtaient eux aussi leur anniversaire ? Qu'ils aimaient les fleurs, lisaient des contes le soir à leurs enfants et s'endormaient sur des transats en été ? La belle affaire, n'est-ce pas ? Plus gênant encore : pourquoi tant d'insistance à représenter l'épouse de Höss comme une femme issue d'un milieu modeste ? Pourquoi avoir voulu faire jouer à Sandra Hüller une sorte de mégère sans éducation, à la démarche catastrophique ? Pourquoi enfin avoir placé dans un dialogue que sa mère était femme de ménage avant de connaître l'opulence ? Par seul scrupule historique ? Pour aller à l'encontre de la représentation éculée du chef nazi instruit et raffiné ? Moralement et politiquement, le parti pris interroge. Que Höss fût un nouveau riche constitue-t-il une circonstance aggravante ?

Glazer s'est trompé : il a pris la banalité du mal pour la banalité de ceux qui l'exercent. L'explication du ratage se trouve, selon moi, en ce point précis. Dans le film, Höss et sa famille sont en effet la banalité incarnée. Pourtant le mal ne réside pas dans leur maison. Le mal ne tient pas à une banalité qui s'exercerait chaque jour en dehors du camp de concentration, quand bien même cette banalité s'exercerait juste de l'autre côté du mur d'Auschwitz. La banalité du mal, on la trouve évidemment dans le camp. Elle y a ses quartiers. Cependant elle s'étend au sein de la société toute entière. Ce qu'il faut comprendre de la banalité du mal, c'est qu'il n'y a pas de distinction à faire, pas de mur à ériger entre l'horreur des camps et celle des actes, les plus ténus soient-ils, qui ont permis la mise en place de la solution finale. Car cette banalité est une banalité des gestes. Elle est chez un architecte qui dessine des plans pour "optimiser les rendements" dans le camp d'Auschwitz aussi bien que chez le conducteur du train qui active sa locomotive chaque jour, sans jamais voir les visages de ceux qui s'entassent dans ses wagons. Elle est aussi chez le kapo qui compte le nombre de juifs à éliminer dans la nécessité urgente de faire de la place quand lui est annoncée l'arrivée de nouveaux prisonniers le lendemain. La banalité du mal réside ainsi dans la participation de tout un chacun aux rouages de la machine.

Et en tout état de cause, que tout un chacun vive normalement en dehors de cette participation, mange bien, dorme bien, rie, ait des loisirs, n'est ni une information, ni un point d'inconfort. Le sol en revanche se défait sous nos pieds quand on saisit que c'est l'accomplissement de l'acte criminel à toutes ses échelles (dénonciations spontanées, traitement des lettres, sélection des juifs aptes ou non dans les camps, ouverture des conduits de douche, etc) qui a permis à toute une population (et pas seulement allemande, bien sûr) de continuer à vivre normalement.

Séparer les deux lieux, celui de la vie normale et celle du camp de la mort, faire mine d'oublier pour les besoins du film qu'il se dégageait d'Auschwitz une odeur pestilentielle et décorréler ainsi via un simple mur, tout symbolique, ce qui est inextricablement lié est une erreur. En s'en tenant à la vie des Höss, Glazer s'est passionné pour un faux problème. En outre, voilà ce qui s'appelle du sensationnalisme inversé.

Mais à vrai dire, chaque fois qu'il a produit ce geste séparateur, le réalisateur a mis fin à toute lucidité. Et de fait, le dispositif imaginé ici ne parvient qu'à une chose : déréaliser la violence, flouter l'horreur (on pense notamment au gros plan sur Höss, sans doute dans le camp car entouré de cris, et dont le visage où quelques cendres se sont déposées finit par disparaître sous une fumée aussi opaque qu'un écran... rouge). Glazer a donc choisi de s'éloigner du réel, du moins de sa justesse pour lui préférer l'ironie du symbole. Il a tourné le dos à la justesse intrinsèque du réel sans laquelle aucune œuvre d'art, y compris fictive, y compris fantaisiste, ne peut prétendre à la puissance. 

En conclusion et comme pour donner à l'échec de Glazer son aboutissement ultime, j'évoquerai un dernier pan du film qui, sans les explications précédentes, ne trouveraient à mon sens aucune justification. Il s'agit de tous les passages oniriques ou explicitement imaginaires du film. Peu fréquents mais réguliers, ils sont tout bonnement insensés, pour ne pas dire à la limite de la bêtise. Cet ensemble n'a qu'un objectif. Rétablir plus fortement encore qu'il ne le faisait dans les procédés évoqués plus tôt une séparation entre le Bien et le Mal. Dans ces passages, on l'aura compris, le réalisateur tient à montrer patte blanche. Regardons : Höss ici est une figuration du Mal (1) ? Il se verra soudain affligé de hauts le cœur, au sortir d'une réunion de coordination. Signes de remords inconscients ou annonciateurs d'une maladie grave, ou bien encore - sait-on jamais - d'une punition divine... ces éructations aussi malaisantes qu'inutiles se cognent aux images documentaires des employées actuelles du camp d'Auschwitz aménagé en musée, en train de le nettoyer avant ouverture au public. Après tant d'ambiguïté insoutenable, semble-t-on nous dire, le mal est cantonné, visible et promis à la mort. Höss et ses acolytes perdront et le génocide juif ne sera plus qu'un souvenir, perpétué et soigné par la mémoire collective. Nous pouvons respirer.

Les enfants Höss s'accommodent très bien des bruits de crimes perpétrés de l'autre côté du mur ? Qu'à cela ne tienne, une petite fille polonaise d'une maison voisine viendra la nuit dans le camp, à l'insu des gardes, et cachera des fruits à l'intention des prisonniers affamés. Peu importe que ces scènes, mal ficelées au passage (2), soient tournées au mépris de toute vraisemblance : l'espoir aussi a droit à sa subtile incarnation. Nous voilà revigorés. Le soleil brille et les bourreaux prennent du bon temps près de la rivière ? Une musique sinistre et forte, ainsi que l'écran rouge viendront nous rappeler que la violence est bien là, sous nos yeux, malgré les apparences. Ouf : Glazer a eu beau tourner toutes ces images de concorde nazie, il ne les cautionne en rien. Soulagement du public, qui pourra apprécier sans crainte le « trouble » produit par cette œuvre « dérangeante », goûter le malaise indéfinissable. Applaudissements.

(1) Pour rappel il n'est pas le mal : il le commet. Ce qui n'atténue en aucune manière son entière responsabilité ni sa culpabilité. 

(2) Ce récit-là, découpé en plusieurs séquences et projeté uniquement en négatif pour symboliser le rêve d'un monde meilleur, demande du temps pour être à peu près compris. Mais on finit, un peu atterré, par saisir de quoi il en retourne vraiment. 

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