Avant de s'asperger d'essence et de s'enflammer devant le CROUS de Lyon, le jeune étudiant aujourd'hui entre la vie et la mort a posté une lettre sur son compte facebook. Dans ce post, il prévenait de son geste et en expliquait les raisons. Manque d'argent pour subvenir à ses besoins et poursuivre ses études, angoisse à l'idée d'un avenir incertain, sans garantie d'avoir un travail décent, de gagner de quoi vivre ni même d'obtenir un jour une retraite suffisante, dégoût enfin de la société d'aujourd'hui, où la peur de l'autre et la division prennent toute la place dans les médias et dans les têtes. Son message était explicitement politique. Il accusait Macron et sa politique d'être responsables de la précarisation de tous, "Le Pen et les éditorialistes" de répandre la haine.
L'étudiant s'est immolé vendredi, sa lettre fut aussitôt diffusée et que croyez-vous qu'il arriva depuis ? Un torrent d'abominations. Suite à l'information du drame, j'ai vu un déferlement de commentaires, sur les réseaux sociaux ou ailleurs, qui dénient toute valeur au message sous prétexte qu'il serait trop politique. Trop. Politique. C'est à peine croyable : à côté des manifestations de soutien et de compassion auxquelles on pouvait s'attendre, nombre d'internautes se sont cru le droit de minimiser la détresse du jeune homme. Et d'expliquer sans aucune gène qu'il n'avait pas assez travaillé pour réussir ses examens, qu'il aurait dû prendre un emploi pour payer ses études, ou encore qu'il était sous l'influence de gauchistes et que ses fréquentations sont les véritables coupables de ce geste. Mais pourquoi un tel déchaînement ? Comment est-ce possible ? Est-ce parce qu'il a eu le malheur d'analyser les causes de son mal-être ? Est-ce parce qu'il n'a pas tenu un discours totalement incohérent avant de commettre un acte qui nous dépasse ? Y aurait-il un bon goût du malheur ? Il n'en faut pas plus pour autoriser les pires infamies. Je suis en colère.
Oui, en effet, l'étudiant a su pointer du doigt très précisément un fait de société : la pauvreté extrême qui sévit dans notre pays. Et il ne s'en est pas excusé. Cela ne lui fut pas pardonné. Comme si le malheur ne pouvait s'exprimer que par la tristesse, le désespoir par l'introversion. Comme si les pauvres n'avaient pas droit à la colère et devaient mourir, pour reprendre des termes de la lettre, "dans le silence le plus complet". Ces réactions sont tout simplement immondes et doivent être dénoncées. À elles seules, elles montrent que l'étudiant voyait juste et que quelque chose ne tourne pas rond dans notre société.
Face au délitement social que nous constatons tous, au quotidien, la hargne fait diversion. Elle sert désormais d'exutoire. Elle n'en est pas moins intolérable. Il n'est certainement pas question de juger le geste de ce jeune homme. Pour une fois, et n'en déplaise aux éditorialistes, il n'y a pas lieu de débattre. Il s'agit de ne pas laisser retirer à ce jeune homme la détresse totale qui l'a amené à tenter de s'infliger la pire des morts. De ne pas lui dénier cette détresse et sa rage, l'espoir aussi - le seul qui lui restait sans doute - que son suicide ne soit pas totalement inutile. L'étudiant aujourd'hui à l'hôpital, dont je n'ose imaginer la souffrance physique alors qu'on le dit brûlé à 90%, a voulu nous donner l'alerte. Alors taisons-nous un peu, et écoutons-le.
Je ne peux m'empêcher de faire résonner ce message avec un autre : celui laissé par Christine Renon lors de son suicide. Lui aussi aurait dû faire la une de tous les journaux mais ce ne fut pas le cas. En octobre dernier, poussée à bout par ses conditions de travail, cette directrice d'école avait mis fin à ses jours dans son établissement de Pantin. Dans leurs lettres, l'étudiant comme Christine Renon racontent leur sentiment d'être pris au piège dans leur vie quotidienne. On est frappé à leur lecture par la longue liste des contraintes inextricables qui pèsent sur les épaules des deux malheureux, montrant à quel point, chacun à sa façon, ils se sont retrouvés cernés. L'un comme l'autre disent leur épuisement à l'idée de devoir continuer ainsi, des mois, des années durant. Enfin, et cet aspect ne saurait être évacué, l'étudiant et la directrice d'école désignent explicitement les institutions dans leur descente aux enfers. Car le CROUS et l'école de Pantin sont les lieux symboliques de deux ministères, ceux de l'Enseignement supérieur et de l'Éducation nationale. À un mois de distance, deux récits. Deux drames, deux vies gâchées. Et pourtant, le même sentiment d'avoir été abandonnés par l'État.
Cachés derrière leur écran, les professionnels du commentaire peuvent bien se tortiller dans tous les sens et cracher leur haine de ce qui les dérange : il n'y a pas de justice, en aucune mesure, dans le destin des hommes. Nul bien-fondé à la misère des petites gens. Il n'y a d'ailleurs pas de hasard à ce que que ceux qui les nomment des "riens" soient les représentants de nos institutions : leur défaillance, elle, est bien réelle. La représentante de l'université de Lyon, qui depuis a déclaré que l'administration n'était pas au fait "des difficultés de l'étudiant" et a cru nécessaire de préciser qu'il ne touchait plus de bourse parce qu'il triplait son année, en est une preuve tristement évidente. Que l'on soit une mère isolée au SMIC, un étudiant précaire ou une directrice d'école rongée par le stress, ne pas réussir à vivre correctement dans un monde pourtant capable d'offrir des milliards à une poignée d'irresponsables n'est pas affaire de mérite. Notre société est profondément malade. Mais ce qui est peut-être en train de la tuer, c'est l'indifférence de ceux, à peine mieux lotis, qui la composent.
Pour dire notre douleur et notre solidarité envers le jeune étudiant et exiger des mesures contre la précarité, rendez-vous mardi devant les CROUS de tout le pays.