Maud Assila (avatar)

Maud Assila

Enseignante, auteure, militante à Réseau salariat

Abonné·e de Mediapart

74 Billets

0 Édition

Billet de blog 28 janvier 2024

Maud Assila (avatar)

Maud Assila

Enseignante, auteure, militante à Réseau salariat

Abonné·e de Mediapart

Pauvres créatures, un film féministe ? Et pourquoi pas marxiste !

Les critiques de Poor things, le dernier film de Yorgos Lanthimos, voient toutes ou presque dans celui-ci le récit bariolé de « l'émancipation féminine ». Mais on a beau la chercher cette émancipation, sous les jupes de Bella, dans les bateaux de croisière et les maisons closes parisiennes, on ne la trouvera pas. Explication (et divulgachage).

Maud Assila (avatar)

Maud Assila

Enseignante, auteure, militante à Réseau salariat

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les critiques de Poor things (Pauvres créatures), le dernier film de Yorgos Lanthimos, voient toutes ou presque dans celui-ci le récit bariolé de « l'émancipation féminine ». C'est tout juste s'il ne s'agit pas là, aux dires mêmes de son actrice principale, d'un manifeste féministe. Mais on a beau la chercher cette émancipation, sous les jupes de Bella, dans les bateaux de croisière et les maisons closes parisiennes, on ne la trouvera pas. Ce qui est dit du film semble donc révéler bien davantage les obsessions du moments qu'une véritable attention à l'esthétique, pourtant si singulière, du réalisateur grec.

Entrons dans le vif du sujet. Sur le plan sexuel, Bella n'a pas besoin de s'émanciper : elle est totalement libre dès sa re-naissance. À partir du moment où elle découvre le moyen de se « donner du plaisir seule », elle sait faire usage de ce qui l'entoure pour accéder à la jouissance. Si Bella, comme le reste de l'humanité, avait découvert sa sexualité déjà chargée d'une quinzaine d'années d'interdits, de codes sociaux, de règles de bienséance, si elle avait déjà intégré les notions d'intimité et d'intégrité physiques, elle aurait probablement eu à s'émanciper en quittant le foyer familial. Elle aurait dû par exemple lutter contre la honte de la masturbation, considérée comme un pêché dans l'Angleterre victorienne, échapper à un mariage arrangé ou encore s'affranchir de l'opprobre jetée sur les relations lesbiennes. Ici, rien de tel : Bella accède à la sexualité vierge de toute norme sociale. Elle a un corps adulte, une âme d'enfant, elle peut donc se jeter dans ce monde nouveau pour elle sans y avoir été préparée (cadrée, corsetée) par la société. Elle est sans surmoi. On n'assiste donc pas ici à une libération sexuelle à proprement parler puisqu'il ne se trouve nul joug dont il faille se défaire. Bella est en réalité déjà ouverte à tous les possibles que lui offre son corps et ce, avant même de quitter la maison du docteur "God" Baxter.

La suite du film ne sera par conséquent pas autre chose que le déroulement de ce qui était annoncé dès les trente premières minutes du récit. Pourquoi alors parle-t-on partout du récit de l'émancipation d'une femme ? D'où vient ce malentendu majoritaire dans les analyses du film ? D'un fait simple : à plusieurs reprises l'on voit Bella ouvrir soudain la bouche et regarder dans le vide en signe de jouissance. Plus exactement : en signe de surprise. La caméra zoome ou dézoome à l'envi sur le visage d'Emma Stone jouant la découverte de l'orgasme. Mais l'erreur d'interprétation consiste à prendre cette vision extérieure (le visage figé, en extase) pour l'expression d'un changement intérieur (oh ! Il existe donc un moyen de libérer son corps !). Chez Bella il n'y a pas un avant et un après (la jouissance). Il y a uniquement la poursuite d'une exploration qui a débuté dès que son cœur de suicidée ressuscitée a de nouveau palpité. Ainsi verra-t-on de la même manière la jeune femme manger des gâteaux à s'en rendre malade, déchiqueter les cadavres dans la salle de dissection du savant fou et enchaîner les « bonds furieux » jusqu'à tomber de fatigue. Elle fera tout cela chaque fois avec le même plaisir, infini.

De manière plus fondamentale encore, il faudrait réfuter l'idée même d'un récit d'apprentissage. Car où voit-on exactement Bella évoluer ? Apprendre ? Quand elle va travailler au bordel ? À vrai dire, ce passage ne nous montre pas grand-chose. Quelques corps, c'est vrai, de ceux qu'on ne nous offre jamais au cinéma : des corps d'hommes de plus de cinquante ans, parfois franchement laids, des corps qui n'ont probablement pas accès à la sexualité autrement que par le recours aux prostituées. Mais encore ? Que découvre Bella exactement pendant cet épisode ? Au détour d'une scène entre Bella et un client venu avec ses jeunes fils, on comprend qu'elle maîtrise désormais parfaitement les rouages de la mécanique des corps masculins – mais qui dit que seule la prostitution était à même de fournir à Bella une telle connaissance ? Poursuivre avec Duncan Wedderburn, ou d'autres amants choisis au gré de ses aventures l'aurait sans doute rendue tout aussi experte. D'ailleurs, le moment dans la maison close se révélera finalement décevant pour le spectateur, et l'on peut parier qu'en terme d'apprentissage sur les méandres de l'âme et du corps humains, la fiction est ici très en-deçà de la réalité. L'épisode reste sage, pour ne pas dire fade. En tout cas, de ce en quoi il aura changé Bella, on ne saura à peu près rien.

Malheureusement, on pourrait multiplier les exemples similaires : tout dans ce film reste traité en surface, et les événements censés marquer la jeune femme, à peine effleurés. À ce titre, la découverte de la misère à Alexandrie a même de quoi agacer plus franchement. Du sommet de la roche où restent Bella et son ami, le spectateur voit mal les pauvres. Le tableau est trop furtif pour qu'on comprenne ce qui se passe dans ce ghetto ensablé. Tout juste un tas de corps de bébés se distingue-t-il, au centre. Quant à la tristesse de Bella, elle dure le temps d'une soirée : une fois l'argent de Duncan  (mal) distribué, on ne reviendra plus sur l'horreur que sont les inégalités sociales. Ainsi la crise existentielle de Bella s'avérera-t-elle pour le moins... expéditive.

Or, si cet épisode est traité de manière aussi cavalière, on peut y voir à peu près tout sauf un hasard. C'est qu'ici précisément, la question sociale DOIT être escamotée pour que la suite du récit de Bella soit possible. Que penser, en effet, de cette histoire où l'héroïne finit par reproduire les actes de son géniteur, dans la maison où elle a « grandi », mariée à l'homme que celui-ci lui avait destiné ? S'il n'était pas nécessaire à Bella de s'émanciper sexuellement faute de chaînes à briser dans ce domaine, il aurait été bien plus intéressant de la voir remettre en cause le déterminisme social dont elle est l'objet. Elle ne le fera jamais véritablement. Certes on la comprend sans mal : il vaut mieux naître riche, adoptée par un scientifique renommé que miséreuse dans un ghetto égyptien. Bella semble en prendre conscience l'espace de quelques minutes. Puis elle se frotte vaguement au sordide, à Paris, tout en goûtant avec légèreté la joie de devenir « son propre moyen de production » – sa maquerelle n'est ni maltraitante, ni menaçante, elle ne brime pas Bella, au contraire essaie aimablement de la convaincre de rester travailler chez elle. En réalité, Bella n'est en rien obligée de se prostituer, elle le fait avant tout par curiosité. En cela elle se distingue fondamentalement de ses comparses, qui louent leur corps par nécessité vitale.

À aucun moment l'héroïne n'adopte leur condition. Et si elle proteste gentiment lorsqu'on lui propose un client dégoûtant, ce n'est pas parce qu'elle est « nouvelle » comme on l'entendra, mais parce qu'au fond elle pourrait, si elle le voulait vraiment, se payer le luxe de faire la difficile, voire de choisir ses clients. Par la suite, il suffira que son fiancé la siffle pour qu'elle rentre au bercail, retrouve son cher God à l'article de la mort et reprenne définitivement ses quartiers dans le Londres huppé qu'elle a toujours connu. Je passe sur le dernier épisode du film, où elle rencontre son ancien mari, un tyran domestique dont la réapparition n'a pas de sens dans le récit que pour faire de Bella la digne héritière, le clone de celui qui l'a sauvée des eaux puis élevée. Ce mari encombrant finira en effet avec le cerveau d'une chèvre, broutant dans le jardin parmi les animaux hybrides et autres monstres inoffensifs créés auparavant par le scientifique. 

Je m'arrêterai là. Je ne parlerai pas des décors magistraux du film, de la grande estime que je garde pour Yorgos Lanthimos qui a exposé ici le récit bien sympathique et souvent drôle d'un personnage tout à fait attachant : dire si j'ai aimé ou non Poor things n'était pas le propos de ce billet. En revanche, il serait bon de regarder les films pour ce qu'ils montrent, et non pour ce que l'ère du temps voudrait nous en faire croire. Si l'émancipation féminine se résume aux yeux du monde à un visage extasié affiché sur un grand écran, alors les femmes ont encore du boulot avant d'être définitivement libérées du regard masculin. Mais nous – hommes et femmes – pouvons heureusement jouir de choses simples. Et par exemple regarder un film sans chercher absolument à lui accoler un message.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.