L’ARGENT,ROI SUPRÊME
Sur Terre le roi suprême est l’Argent.
L’Argent, les rois l’admirent et le servent,
l’Argent plaît à l’ordre vénal des pontifes,
l’Argent préside aux conseils des abbés :
La foule des prieurs noirs le vénère.
L’Argent est juge dans les grands conciles,
il fait la guerre, et, s’il veut, la paix.
L’Argent intente les procès pour mieux ruiner les riches,
il fait passer le pauvre du fumier à l’opulence.
L’Argent achète et vend, donne et reprend.
L’Argent adule, il cajole et menace,
il est menteur et ne parle pas vrai :
des miséreux et des gens en péril de mort
il fait des parjures.
C’est le dieu des avares et l’espoir des cupides.
L’Argent égare l’amour des femmes ;
pour lui, les dames de rang impérial sont à vendre.
Même les nobles, il en fait des brigands.
L’Argent a plus de voleurs que le ciel n’a d’étoiles.
Si l’Argent plaide, il évite les dangers ;
si l’argent l’emporte, le maître dit avec le juge:
« L’Argent pour s’amuser prenait mon agneau blanc.»
L’Argent, ce grand roi, a déclaré : « Mon agneau, à moi, est noir. »
L’Argent à l’assistance des gens de poids.
Quand il parle, le pauvre se tait, c’est bien connu.
L’Argent allège la tristesse, soulage la fatigue,
il perce le cœur des sages, il aveugle leurs yeux.
A coup sûr, il enseigne que le sot est beau parleur.
L’Argent a ses médecins, il a ses faux amis.
Sur la table s’entassent des plats splendides :
à lui les bons poissons au poivre,
à lui le vin de France et le vin des bords de la mer.
Ses vêtements sont magnifiques et de grand prix,
l’Argent a belle allure en ses habits,
il porte les pierreries de l’Inde.
Il est doux d’être salué de tous.
A sa guise il prend et livre les places fortes.
On l’adore, car c’est lui qui attribue les qualités ;
du malade il fait un bien-portant, opère, cautérise et ôte les rugosités.
Ce qui est vil devient cher, ce qui est doux devient amer,
le sourd entend, le boiteux saute.
Et voici pire encore :
j’ai vu l’Argent dire la messe,
l’Argent chantait et faisait les répons.
Je l’ai vu pleurer dans un sermon
et sourire, parce qu’il trompait le peuple.
Sans Argent, pas d’honneur, pas d’amour.
La gent des malfamés, il la déclare honnête.
On le voit bien, l’Argent règne partout,
mais comme sa gloire est fragile,
seule la Sagesse refuse son école.
CARMINA BURANA (XIIIe siècle)
Qu’est-ce qui a changé ? Texte trouvé dans le très beau livre d’Umberto ECO, p 140, « Vertige de la liste » paru chez Flammarion.