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Billet de blog 18 avril 2023

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Louisa Yousfi aux Soulèvements de la Terre : d'où vient ma gêne ?

Venu soutenir les Soulèvements de la Terre à Paris le 12 avril, j'ai été – interloqué, gêné, bousculé ? – par l'une des nombreuses interventions qui se sont succédé ce soir-là.

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J’étais à la soirée de soutien aux Soulèvements de la Terre, jeudi 12 avril dans le nord de Paris.

Sur scène, des dizaines d’intervenants avaient été invités à discourir, pendant 2-3 minutes, autour du mot que leur inspirait l’annonce par Gérald Darmanin de sa volonté de « dissoudre » le mouvement. Philippe Descola en avait choisi trois ; Alessandro Pignocchi avait opté pour « saisonnalité » ; Marine Tondelier pour « vérité » et ainsi de suite. Le format incitait les intervenants à exprimer leur soutien depuis leur propre situation – Inès Léraud a parlé de son travail sur les algues vertes et des menaces pesant sur les journalistes, Françoise Vergès de capitalisme racial, par exemple.

Nous sommes les soulèvements de la terre - retransmission © Reporterre, le média de l'écologie

Parmi toutes ces interventions, il y en a une qui m’a gêné – plus encore que le slam d’Alain Damasio (« Vénère, deter, terrestre, vous ne me ferez pas taire ! »). Celle de Louisa Yousfi, qui commençait comme ça :
« De notre point de vue, qui est celui de militants antiracistes et décoloniaux, ce que nous inspire spontanément le mot dissolution c’est celui d’Islam ». Une irruption inattendue du religieux, éclipsant l’eau et les bassines.
En France, en Chine, en Birmanie, en Israël… il est indéniable que les musulmans sont devenus la cible de répressions d’État violentes, parce que musulmans. Que l’islamophobie est « la mutation contemporaine du racisme anti-arabes », comme le dit Louisa Yousfi lors de cette même intervention.

Ce n’est pas la légitimité du combat que j’interroge, mais la pertinence de le porter dans cette arène ce soir-là – ainsi que le glissement que ce combat semble effectuer, du décolonial vers le religieux.
Au fondement de cette gêne, il y a peut-être ceci :
L’impression, après une succession de prises de parole qui me brossaient dans le sens du poil, d’une inversion. Jusque là, c’était « nous » (le collectif rassemblé ce soir-là pour soutenir la lutte contre les méga-bassines) contre « eux » (les partisans de l’ordre tel qu’il est). Soudain, avec Louisa Yousfi, « nous » devenions un petit morceau « d’eux » : nous aussi nous étions un adversaire potentiel.

Les luttes doivent converger : c’est une évidence qui me paraît assez largement admise, et régulièrement mise en œuvre. Il est aussi évident que l’universalisme est devenu un concept vieillissant, inutilisable, qu’il faudrait au mieux « laisser en jachère » pour penser un « commun distinct ». Ce que les formes de lutte mises en œuvre par les Soulèvements me semblent incarner.

Ces luttes sont-elles suffisamment inclusives, féministes, décoloniales ? Peut-être pas, mais je pense qu’elles s’efforcent d’être le lieu d’une recomposition des mondes qui irait en ce sens.
Doivent-elles être compatibles avec une religion, quelle qu’elle soit ? Il me semble que non. Il me semble que la religion, au même titre que l’Etat, est une structure du pouvoir très hiérarchisée qui s’oppose à l’émancipation de l’individu, aux luttes sociales, et à la création d’alliances qui la dépassent (précisément le genre d’alliances visible lors de cette soirée). Le fait que le pouvoir cible les fidèles d’une religion ne doit pas conduire les luttes à défendre cette religion en tant que telle, mais ses adeptes.

Il y a pourtant un lien très fort à tisser entre le travail entrepris par Louisa Yousfi dans Rester barbare et les luttes des Soulèvements : il ne s’agirait pas de faire de la lutte contre l’islamophobie la mère de toutes les batailles, mais au contraire de « barbariser » toutes les luttes – de les « ensauvager ». C’est-à-dire de développer ces formes de lutte qui « parlent la langue de l’Empire, en maîtrisent parfaitement les codes mais qui ont de sérieux comptes à régler avec elle. »
Sous des formes « molles » (mouvement des Indignés, Nuit debout) ou plus dures (Gilets jaunes, black bloc, ZAD), c’est ce que fait le mouvement social depuis 15 ans, bien conscient que le langage classique de la manifestation (encadrée, déclarée à l’avance, validée par le pouvoir) est épuisé. « Rester barbare » dans les nouvelles luttes sociales, pourrait aussi vouloir dire « échapper aux assignations identitaires » que l’adversaire (l’État, la police…) tente de nous imposer sous couvert d’universalisme : « wokistes », « bobos », « islamo-gauchistes » et autres coquilles vides de sens qui permettent de gommer la teneur protéiforme de ces rassemblements. (Dans une certaine mesure, le terme même d’ « Islam » a lui aussi été vidé de son sens ces dernières années.)

On peut toujours faire remonter l’origine du mal (ici, la répression policière) à une autobiographie personnelle. Estimer que les forces de l’ordre se sont d’abord fait la main dans les colonies, les quartiers populaires, sur les syndicats, les prolétaires, les fans de foot…

Pour moi, c’est la COP21qui marque un tournant : un président dit de gauche utilise le prétexte de l’état d’urgence pour entraver le droit de manifester d’écolos pacifistes. Pour James C. Scott (au moins dans la partie du sud-est asiatique qu’on appelle Zomia), celle-ci est inhérente à l’État : la constitution d’un État est toujours la prise, de force, d’un territoire et l’assimilation, elle aussi forcée, de ceux qui y vivaient. C’est donc par la violence que l’État se maintient – ce que revendique malgré lui Darmanin quand il cite Max Weber de travers.

Pour Louisa Yousfi, la répression autoritaire « qui s’abat désormais sur les mouvements de contestation sociale » trouve sa genèse dans la loi de 2004 sur les signes religieux. D’après plusieurs chercheurs, le basculement a bien lieu au début du XXIe siècle, mais on le doit plutôt à un changement des formes de mobilisation : apparition du Black bloc, manifestations anti-G8, et « crise des banlieues » ringardisent le « maintien de l’ordre à la française » des années 1980-1990.

Mais peu importe la quête des origines – celle-ci se solde généralement par un échec. Aujourd’hui, ce qui tend à s’imposer, c’est une sorte de « colonisation de l’intérieur » : le fait que l’État applique les méthodes coloniales au peuple dans son ensemble. Et que celui-ci se sent de plus en plus étranger au sein de son propre monde. On ne lutte plus pour améliorer son quotidien, pour conduire l’appareil d’État dans une direction qui correspond à nos aspirations, mais pour survivre face à une machine qui nous dépossède de notre avenir, qui nous considère comme une entrave au progrès, qui exploite nos réserves naturelles sans nous concerter – contre un État qui se rêve sans peuple c’est-à-dire, sans intériorité avec laquelle négocier. Radicalisation ironique, au moment où l’Occident se souvient enfin de ces intériorités, fait une nouvelle place au vivant et se prend d’affection pour les bactéries qui peuplent son intestin, les champignons qui tapissent ses forêts, et « l’intelligence » des arbres et des animaux.

Face à lui, les luttes sociales ont de fait un ancêtre commun : « les communautés marronnes, enfuies de la plantation qui ont défié, défié chaque jour, le pouvoir esclavagistes », comme le disait Françoise Vergès lors de cette même soirée. Certains c’est vrai, ont rejoint beaucoup plus récemment ce cortège, victimes tardives de l’État dont, jusqu’alors, ils pensaient être une composante.

Pourquoi la France glisse-t-elle allègrement sur cette pente autoritariste, qui fait que les structures du pouvoir chargées d’organiser la vie en société l’organisent contre cette société ?
Peut-être parce que partout, tout le temps, l’état est contre la société. Peut-être parce que, si on en croit Stéphane Rozès, « la malédiction française, qui vient sans doute du fait que l’Etat a été le pôle de constitution de la France, et que l’Etat a précédé la nation, c’est que les dirigeants au sommet de l’État ont cette prétention d’être, eux, la France. Ça leur donne une arrogance, et maintenant, ignorance, sur ce qu’est effectivement la France. » Peut-être parce qu’Emmanuel Macron a grandi avec la conviction qu’il était un génie et que tous ceux qui ne se rangeaient pas à ses raisonnements étaient stupides.

Au sein du territoire de cet État sans peuple, se recomposent des mondes, qui réintègrent et relégitiment parfois des savoirs autochtones. Nous réalisons que les catégories rigides à travers lesquels nous pensions le réel sont bien plus poreuses que nous le croyions. Nous comprenons que l’hybride est la forme par excellence, que c’est là que se trouvent les solutions. Alors pourquoi choisir, pour soutenir l’un des plus enthousiasmants mouvements sociaux hybrides de ces derniers temps, la structure, figée donc archaïque (comme le sont celles de l’État ou des formes classiques de partis et de syndicats) d’une religion ?

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