Suite à la publication du rapport de la commission d’enquête sénatoriale sur TotalEnergies ce mercredi 19 juin, dont les recommandations sont très timides, je me permets de reposter ici une tribune initialement publiée il y a un petit mois dans Libé. Alors que le rapport propose à l'Etat d'acquérir une action spécifique du capital de TotalEnergies, voici un petit tour d'horizon des différents leviers possibles et de leurs limites immédiates.
Commentaires, suggestions et critiques bienvenus.
Maxime Combes, économiste et auteur de Sortons de l'âge des fossiles ! Manifeste pour la transition (Seuil, 2015) et co-auteur de « Un pognon de dingue mais pour qui ? L’argent magique de la pandémie » (Seuil, 2022).
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Faut-il démanteler TotalEnergies ?
Nul doute que les activistes du climat vont se saisir de l’assemblée générale du 24 mai pour interpeller les dirigeants et les actionnaires sur son inaction climatique. Pour l’économiste Maxime Combes, l’entreprise se place en dehors du bien commun, mais les marges de manœuvre pour la contraindre sont plus que limitées.
par Maxime Combes, Economiste
publié le 23 mai 2024 à 13h02
TotalEnergies tient son assemblée générale ce 24 mai. Il est désormais acquis que le groupe produira plus d’énergies fossiles en 2030 qu’il n’en produisait en 2015 au moment de la COP21 sur le climat (1). Du strict point de vue du droit des entreprises, la multinationale en a parfaitement le droit. Sur un plan financier, tout autre choix serait d’ailleurs durement sanctionné par les marchés.
Sur le plan de la lutte contre le réchauffement climatique, TotalEnergies prend la direction opposée à ce qui est requis : pour contenir le réchauffement en deçà de 1,5 °C ou 2 °C, objectifs de l’accord de Paris, 60 % des réserves de pétrole et de gaz doivent rester dans le sol et leur production mondiale baisser de 3 % en moyenne et par an jusqu’en 2050. Et non augmenter comme le prévoit le groupe français.
Malgré une communication publique essentiellement tournée vers les énergies renouvelables et bas-carbone, TotalEnergies va en effet dédier plus de 70 % de ses investissements d’ici à 2030 au maintien et à l’expansion de l’exploitation des énergies fossiles, piétinant ainsi les recommandations de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) et les conclusions du Giec. TotalEnergies se place délibérément hors du bien commun et de la préservation des conditions de pérennité de l’habitabilité de la planète.
Malheureusement, l’accord de Paris est impuissant en la matière : il n’impose rien aux entreprises privées, et les énergies fossiles n’y ont pas été mentionnées, au nom de la souveraineté des Etats sur leur mix énergétique. Si le texte de décision issu de la COP28 appelle timidement à une «transition hors des énergies fossiles», il n’oblige aucun Etat, pas plus que les majors pétrogazières, à réduire l’exploitation des énergies fossiles et leurs investissements en la matière.
L’impuissance du droit international est patente. Les droits européen et national le sont presque autant. Aucun ne dispose d’atout maître pour imposer à TotalEnergies de stopper ses investissements dans les énergies fossiles. Au contraire, ils les protègent. Ni le droit de la concurrence ni les lois antitrust n’ont été prévus pour juguler le risque climatique systémique que ces grands groupes nous font courir : ils visent à garantir au consommateur les prix les plus bas possible.
De plus, il n’existe pas de régulations écologiques et financières visant à dégonfler la bulle fossile sur les marchés financiers : si l’on prenait réellement au sérieux le très petit budget carbone restant pour contenir le réchauffement climatique en deçà de 1,5 °C ou 2 °C, les actifs des groupes prétrogaziers, à savoir leurs réserves et infrastructures fossiles, ne vaudraient plus grand-chose. Leur valorisation actuelle incite au contraire à forer toujours plus loin et plus profond.
Nul doute que les activistes du climat vont se saisir de l’assemblée générale pour à nouveau interpeller sur le plan moral les dirigeants et actionnaires de TotalEnergies. On en voit immédiatement les limites : cela revient à espérer convaincre BlackRock, et les autres, à préférer de façon volontaire, collective et non contraignante, la lutte contre le réchauffement climatique à de juteuses rémunérations actuelles et futures (dividendes plus rachats d’action).
Leur action, légitime, n’est pas sans effet : pris globalement, les actionnaires européens vendent du titre TotalEnergies tandis que les marchés américains en achètent, enclenchant un effet substitution classique. L’effet sur le climat de ce désinvestissement européen relatif est donc fort limité. Il offre par contre à TotalEnergies l’opportunité de menacer de rejoindre Wall Street, faisant ainsi pression contre toute éventuelle régulation publique plus stricte.
L’alternative consiste alors à se tourner vers les décideurs publics. Mais, en plein backlash environnemental européen, cela revient à imaginer faire alliance avec Ursula von der Leyen et Emmanuel Macron en faveur de régulations plus strictes, et pourquoi pas en faveur d’une intervention encore plus directe (nationalisation, socialisation, réquisition, etc.) afin de transformer l’appareil productif de l’entreprise après en avoir pris le contrôle.
A l’heure où ces mêmes pouvoirs publics, pourtant poussés par leur opinion, ont jusqu’ici refusé d’imposer une taxation juste des superprofits réalisés dans l’énergie, les imaginer mettre en œuvre une politique publique en mesure d’intervenir directement sur les choix d’investissement de ces groupes paraît assez illusoire. Du moins à court terme.
Nous n’avons d’ailleurs pas d’exemples historiques de nationalisation, de socialisation ou de réquisition d’entreprises privées ayant eu pour objectif de démanteler l’outil de production de ladite entreprise. Au contraire. Si l’on ajoute à ces constats l’impératif d’associer les salariés, le défi paraît colossal.
On ne saurait se payer de mots pour donner l’impression de le relever. Il n’y a clairement pas de solution magique en la matière. Si les actions juridiques actuellement menées par des collectivités, des citoyens ou des organisations de la société civile vont sans doute faire progresser la jurisprudence et le droit effectif, sans doute faut-il préciser et caractériser l’intérêt à agir.
De la même manière qu’il a fallu des années pour dûment justifier des réglementations prudentielles financières – insuffisantes à ce stade – portant sur les banques jugées too big to fail, «trop grosses pour faire faillite», nous proposons qu’un travail équivalent soit mené sur les majors pétrogazières, afin que nous puissions les caractériser comme too big to green, «trop grosses pour se verdir», justifiant à la fois des réglementations draconiennes et une immixtion publique dans leurs choix d’investissements privés.
(1) « More Energy, Less Emissions: Sustainability & Climate 2023 Progress Report, » March 2023, p. 13; p. 28-29.
Maxime Combes est l’auteur de : Sortons de l’âge des fossiles ! Manifeste pour la transition, «Anthropocène», Seuil, 2015.