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Billet de blog 8 octobre 2024

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Rhinocéros

Dans sa pièce de théâtre « Rhinocéros », Eugène Ionesco raconte comment, dans les années 30, les idées extrémistes ont peu à peu contaminé la population, transformant les gens en bêtes, en rhinocéros sauvages, juste bons à charger et à écraser les plus faibles... Cela fait des années que mes réunions de famille me rappellent cette pièce.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Nous sommes là, autour d’un verre de mousseux et d’un gâteau d’anniversaire, et soudain, un oncle, une cousine ou un ami gâche l’ambiance avec des idées qui n’apportent que colère et haine. Sous mes yeux, ils se transforment en rhinocéros, grognant et répétant presque mot pour mot le discours de l’extrême droite.

Tout commence toujours par un fait divers. Un exemple terrifiant qui devient la preuve d’une théorie de l’invasion, du déclin, d’une menace imminente. L’urgence est proclamée : il faut que tout cesse, et seuls quelques individus providentiels savent quoi faire, sans « s’embarrasser des droits de l’homme » ou du « politiquement correct », bien sûr.

Le fait divers est une arme redoutable.
Ça ne parle pas d’immigration, mais d’un immigré.
Ça ne stigmatise pas un groupe entier, mais présente une information qui semble précise et irréfutable :
« Et ce Marocain qui a tué sa femme française ?! » ou encore « Et cet Afghan en situation illégale qui a violé une fille d’ici ?! »

Depuis des années, nous sommes bombardés de ces faits divers, transformés en paniques morales, et nous ne sommes pas toujours armés pour y faire face. Nous le sommes encore moins pour aider nos proches qui en sont victimes.
Bien sûr, les plus intelligents préfèrent faire semblant de ne rien entendre et changent de conversation. Mais moi, je ne peux pas. Je suis un peu idiot, j’ai l’impression que me taire pour éviter la bagarre est une forme de non assistance à personne en danger de « rhinocérite » Même si cela doit pourrir l’anniversaire de la petite cousine.

Il fut un temps où j’avais un outil un peu efficace : l’Observatoire national de la délinquance. Il me suffisait de quelques clics pour rappeler le nombre de violences conjugales, de viols, de meurtres ou d’agressions chaque année. Chaque crime, chaque fait divers, pouvait être replacé dans un contexte plus large, souvent avec des chiffres en baisse. Cela permettait de souligner que le cas particulier évoqué était isolé, qu’il avait été mis en avant délibérément. Et il devenait possible de questionner les intentions de ceux qui insistaient sur ce fait en particulier.
Bien sûr, si mon interlocuteur soutenait que « les 250 viols ou tentatives de viols par jour commis en France » étaient tous l’œuvre d’immigrés et d’Arabes, la transformation en rhinocéros était déjà presque achevée. Mais dans de nombreux cas, rappeler la complexité du monde pouvait encore faire vaciller les certitudes et retarder la transformation.

Malheureusement, l’Observatoire national de la délinquance a été fermé en 2020, et aujourd’hui, il est de plus en plus difficile de trouver des chiffres fiables en ligne. Je me sens démuni face à la multiplication des signes de cette transformation.

Mais ce week-end, j’ai découvert un nouvel outil : Retronews. Grâce au système d’archivage de la presse française de la BNF, j’ai peut-être trouvé une nouvelle manière de résister.

La scène débuta d’une façon désespérément banale. 

Un anniversaire, la famille, les amis, et soudain… un barrissement de rhinocéros. L’irruption d’un fait divers impliquant un immigré, et voilà tout le monde en colère.

Fatigué, presque résigné, je tente malgré tout :

— Des crimes comme celui-ci, il y en a toujours eu, et ils ne sont pas tous commis par des immigrés. On disait la même chose des pieds-noirs, des Italiens, des Espagnols, et de chaque vague d’immigration avant celle-ci.
— C’est faux ! me rétorque le presque-rhinocéros. Mon père était un immigré espagnol qui a fui le franquisme, et il s’est toujours comporté de façon irréprochable !
— Je te parie qu’à l’époque, des journaux accusaient les Espagnols de commettre des crimes similaires.
— Non, c’est faux.

Je plonge sur le site de Retronews, et en quelques clics, je trouve un article parfait. L’immigration espagnole y est décrite comme une véritable invasion, responsable de crimes et de viols sur des jeunes Françaises. Je lis l’article à haute voix, puis je tends mon téléphone au presque-rhinocéros. J’observe sa réaction.

— Oui, mais là, c’est pas pareil !
— Ah bon ? Pourquoi ?
— Cet article a été écrit en 1930 par un journal d’extrême droite.
— Et en quoi est-il différent de l’article que tu as lu cette semaine ? Comment es tu sur que ta source d’information n’est pas d’extrême droite, puisqu’il utilise exactement le même discours ?

Silence.
Un long silence. Suffisamment long pour que nous changions de sujet.

Je ne parlerais pas de victoire, mais pour la première fois depuis longtemps, j’ai eu le sentiment qu’un « presque-rhinocéros » avait commencé à douter de la légitimité de ses pulsions sauvages.

Chez Ionesco, le héros est un gros naïf un peu idiot qui croit encore pouvoir changer les choses.

Sa conclusion est aussi effrayante que prétentieuse :
« Je suis le dernier homme et je le resterai… jusqu’au bout, je ne capitule pas. »

J’espère ne jamais avoir à écrire un truc pareil.

Mais si j’en suis réduit à écrire sur Médiapart, c’est surtout parce que je me sens de plus en plus seul, cerné par les Rhinocéros.

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