Une bascule tragique vers le long terme
À première vue, la décroissance semble entrer en contradiction avec le second principe de la thermodynamique. Réduire volontairement nos flux d’énergie et de matière, ralentir nos cycles de production, viser la stabilité plutôt que l’expansion, tout cela paraît s’opposer à la logique fondamentale de l’univers, où les gradients d’énergie se dissipent spontanément, produisant toujours plus entropie. Ne sommes-nous pas, en freinant, en nous contenant, en ralentissant la dissipation, en train d’aller à l’encontre de la loi naturelle de l’irréversibilité ?
Mais cette opposition est superficielle. Si l’on élargit l’échelle de temps et d’espace, on constate que la décroissance — entendue comme maîtrise volontaire des flux — n’est pas une négation du principe entropique, mais son approfondissement stratégique. Dans un univers fini, contraint par des seuils thermodynamiques et des limites physiques, tout système qui cherche à maximiser la dissipation à court terme se dirige vers sa propre extinction. La croissance illimitée n’est pas seulement insoutenable d’un point de vue écologique : elle est entropiquement suicidaire. À l’inverse, un système capable de réguler sa propre dissipation, d’étaler dans le temps son métabolisme, et de tendre vers des états dynamiques stables maximise, non la puissance instantanée, mais la durée de son existence dans l’espace-temps, et donc sa production d’entropie sur le long terme.
De ce point de vue, l’enjeu fondamental n’est pas la décroissance en soi, mais le passage d’un mode « temps court » à un mode « temps long ». Le temps court maximise les flux et les rendements immédiats. Il favorise l’optimisation locale, la consommation rapide, la croissance sans limites. Il est thermodynamiquement explosif et biologiquement fragile. Le temps long, au contraire, suppose une capacité d’anticipation, de modération, d’auto-limitation. Il ne contredit pas l’entropie : il en devient une régulation consciente. Dans ce cadre, la conscience humaine — capable de prévision, de mémoire, de choix différé — serait potentiellement un instrument inédit du principe entropique lui-même, capable d’organiser sa propre limittation pour survivre dans la durée.
Mais l’humanité est-elle capable d’assumer une telle bascule ? Peut-elle — collectivement, politiquement, symboliquement — transformer sa logique d’action pour passer du court au long terme ? Cela supposerait qu’elle devienne une entité intégrée, cohérente, agissant non plus selon les intérêts immédiats de ses parties, mais selon les exigences systémiques de sa pérennité globale. Or tout, ou presque, dans son état actuel, rend cette transformation hautement improbable.
Le capitalisme mondialisé valorise la croissance permanente, l’optimisation des rendements, la circulation rapide du capital. Les décisions se prennent sur des cycles très courts, souvent incompatibles avec les horizons d’une transformation écologique en profondeur. La sobriété y apparaît comme une perte de compétitivité, et donc comme une faiblesse stratégique. Les freins cognitifs et symboliques ne sont pas moindres. Le cerveau humain privilégie le présent : c’est un héritage évolutif. La gratification différée demande une construction culturelle, une médiation symbolique, un récit. Or le récit dominant reste celui du progrès technique, de l’abondance matérielle, de la réussite individuelle par accumulation. Il manque à l’humanité un langage universel de la retenue, une culture du long terme, une imagination de la durabilité. Dès lors, un monde post-croissance apparaît moins comme une option que comme une limite infranchissable de nos structures actuelles.
Les obstacles géopolitiques en sont sans doute les plus déterminants. Le système international repose sur des États souverains, dont les intérêts sont divergents, et dont la logique est plus compétitive que coopérative. Les grandes puissances agissent en fonction de leurs intérêts immédiats — accès aux ressources, domination technologique, contrôle des flux — et perçoivent toute modération énergétique comme un risque de déclin. Dans cette configuration, la coopération mondiale nécessaire à un monde post-croissance se heurte à une méfiance structurelle.
Ce blocage est accentué par la montée de mouvements réactionnaires, dont le trumpisme constitue l’exemple le plus significatif. La « révolution trumpienne » ne se réduit pas à un populisme conjoncturel : elle incarne une rupture idéologique profonde. Rejet du multilatéralisme, disqualification de la science, exaltation du nationalisme économique, glorification des intérêts présents au détriment de tout avenir collectif : ces traits participent d’une dynamique mondiale de repli, que l’on retrouve dans d’autres pays sous des formes variées. Ce repli rend quasi impossible toute gouvernance planétaire fondée sur la modération, la sobriété ou la solidarité écologique.
Mais l’histoire n’obéit pas à une ligne droite. Elle bifurque souvent sous l’effet de chocs. Et c’est ici qu’intervient une hypothèse paradoxale : l’accélération vers les scénarios catastrophes pourrait, à terme, devenir le déclencheur d’un basculement salvateur. Plus la trajectoire actuelle mène au chaos — climatique, géopolitique, social —, plus se renforce la possibilité qu’un sursaut survienne. Non pas une conversion morale lente et rationnelle, mais une prise de conscience brutale, née de la nécessité vitale de survivre. Dans cette perspective, la révolution réactionnaire trumpienne, loin de constituer un simple obstacle, pourrait devenir l’élément déclencheur de ce sursaut. En poussant à l’extrême la logique du court terme, en sabotant les institutions multilatérales, en accélérant la dérégulation planétaire, elle expose plus rapidement le système mondial à ses propres impasses. Et ce dévoilement, aussi douloureux soit-il, pourrait catalyser une prise de conscience d’une autre nature : non plus analytique, mais existentielle. Un sursaut collectif ne surgit pas toujours d’une conviction partagée, mais parfois d’une peur commune.
Ainsi, le désastre à venir n’est pas seulement une menace — il est peut-être aussi, dans une perspective tragique, la dernière chance d’unifier l’humanité autour de sa propre condition thermodynamique. Non pas contre l’entropie, mais avec elle, à travers elle, en devenant l’espèce capable de temporiser la dissipation au nom de sa propre durée.