Parmi les nombreux livres qui paraissent chaque semaine classés « écologie » ou « développement durable » dans les rubriques des libraires deux titres ont reçu un accueil médiatique particulièrement fourni. Il s’agit de l’Hypothèse K[1] d’Aurélien Barrau et Sans Transition[2] de Jean-Baptiste Fressoz. Le premier nous livre un plaidoyer éblouissant pour refonder la Science sur des bases totalement nouvelles, privilégiant le vagabondage et la poésie. Pour éviter, s’il en est encore temps, la catastrophe écologique il faut sortir de la toute-puissance du développement technologique, dont la Science est l’agent servile. Car c’est bien notre soumission au monde de la technique qui est à l’origine de notre aveuglement et de notre asthénie à toute réaction. Mais d’où vient cette quasi irréversible prolifération de la technique, qui nous mène vers un monde apocalyptique ? L’auteur nous tient en haleine et nous dévoilera son « hypothèse » après 173 pages d’une époustouflante virtuosité littéraire : La technique est elle-même sa propre source de développement. « Des machines construisent des machines, des robots construisent des robots, des programmes conçoivent des programmes ». La croissance des techniques est comme une prolifération cancéreuse (en grec Karkinos désigne le crabe), qui se développe sans limites. Nous avons affaire à une boucle auto-amplificatrice engendrant un accroissement exponentiel, que l’on peut représenter par le schéma suivant :
Divers phénomènes peuvent être représentés par une telle figure d’un « serpent qui se mord la queue ». On peut citer la boucle auto-amplificatrice qui a cours dans les zones polaires, en liaison avec le réchauffement climatique. Les surfaces glaciaires réfléchissent les rayons solaires, neutralisant leur effet thermique. Avec le réchauffement des glaciers disparaissent. Il y a donc moins de surfaces réfléchissantes, moins d’atténuation du réchauffement, donc plus de réchauffement. Ce qui augmentera la fonte des glaciers et donc le réchauffement climatique.
En ce qui concerne le développement accéléré de la sphère technique il ne peut être isolé d’un contexte plus général. Pour le sociologue et philosophe Hartmut Rosa il s’agirait d’un élément de ce qu’il nomme « l’accélération sociale », elle-même une composante constitutive de la modernité[3], en incluant trois dimensions : accélération technique, accélération du changement social et accélération du rythme de vie. Chacune des trois composantes est en interaction avec les deux autres et participe à l’accélération. « L’accélération sociale de la modernité serait devenue un processus autoalimenté qui place les trois registres de l'accélération dans la spirale d'une relation synergique. L'accélération engendre alors en permanence plus d'accélération et elle se renforce elle-même dans un processus circulaire ». Une boucle auto-amplificatrice que Rosa représente par le schéma suivant.
On peut objecter que ce schéma soufre d’une lacune de base. Il représente une boucle auto-amplificatrice qui est supposée produire une croissance sans limites des capacités techniques, du changement social et du rythme de vie. Or, chacune de ces trois composantes ne peut croitre sans l’apport d’un flux de matière et d’énergie. En ignorant la nécessité d’apports extérieurs, ce schéma est une représentation typique d’un mouvement perpétuel. Ce qui est un non-sens du point de vue de la thermodynamique. C’est évident pour ce qui touche au développement technique. Lequel d’après Rosa aurait trois volets : transports, communication et production. La composante qui concerne l’accélération de la production n’est autre que la croissance économique, qui de toute évidence est nourrie par l’accroissement d’injection d’énergie et de matières premières. Quant à la vitesse des transports la physique nous enseigne la relation directe entre vitesse et énergie : E = ½ mv2. Un accroissement de vitesse est manifestement subordonné à un accroissement d’énergie. De plus l’accélération des transports demande toujours plus de voies ferrées, d’autoroutes, des voitures plus rapides et plus nombreuses, etc. Ce qui impose d’utiliser plus de métaux, plus de ciment, plus d’énergie à la fois pour construire les infrastructures, les matériels, et les faire fonctionner. Un même constat tient pour l’accélération des communications qui implique de construire de nouveaux réseaux de plus en plus denses. Quant au changement social il entraine des transformations des villes, de l’habitat, des équipements sociaux, etc. Ce qui ne peut se réaliser sans un apport de matières premières et d’énergie. De même l’accélération des rythmes de vie[4] signifie un accroissement du nombre d’activités, donc plus de kilowattheures dépensés d’une manière ou d’une autre, car chaque évènement réel a un coût énergétique. Le schéma proposé par Rosa doit donc être complété de la manière suivante pour tenir compte des implications de l’énergie et des matières premières dans les processus.
On peut aussi considérer d’accélération sociale comme un ensemble et représenter ses interactions avec énergie et matières de manière globale. Il s’agit d’échanges réciproques. Plus l’accélération sociale enfle, plus elle nécessite d’énergie, et plus le système est pourvu en énergie, plus il grandit.
L’énergie est bien à l’origine de l’ « emballement du monde » comme l’a montré Victor Court[5]. On peut encore généraliser ce schéma en considérant le métabolisme de l’ensemble Humanité pris comme un système global. Un système qui reçoit annuellement 6 x 1020 joules, une énergie essentiellement d’origine solaire qui permet à 8 milliards d’individus de vivre, de développer leurs machines, constructions et civilisations. Cela représente de l’ordre agencé dans l’univers, et donc une baisse de l’entropie. Cependant toute cette énergie sera, un jour ou l’autre, entièrement transformée en chaleur[6], et donc en accroissement d’entropie. On est confronté à un schéma typique de structure dissipative, un concept introduit par le physicien belge Ilya Prigogine. De l’énergie est implantée dans un système. Tout en l’éloignant de l’équilibre thermodynamique, elle initie la formation de zones structurées, avec baisse locale de l’entropie. Ce faisant, l’énergie se dégrade et ressort du système avec une hausse de l’entropie, en accord avec le second principe. L’organisation capitaliste de l’économie maximise la production d’entropie et, par une boucle de rétroaction positive, alimente une croissance exponentielle[7]. Les dégradations irréversibles de la planète, sous l’appellation d’anthropocène, sont le résultat à la fois anthropique et entropique du métabolisme global du système Humanité.
Agrandissement : Illustration 5
C’est ici qu’apparaissent l’opportunité et la pertinence du second ouvrage cité. Jean -Baptiste Fressoz, avec toute la rigueur de l’historien, nous démontre que les différentes transitions énergétiques, sensées nous faire « transiter » d’une forme d’énergie à une autre, n’ont pas eu lieu. En réalité, plutôt que de passages d’une forme à la suivante, il s’est agit de superpositions. Les différentes formes d’énergies primaires : bois, charbon, pétrole, gaz, renouvelable, nucléaire, ne se sont pas substituées les unes aux autres, comme le prétendent les récits officiels, mais se sont entassées les unes sur les autres, avec effets symbiotiques et cumulatifs. La croissance de la dissipation d’énergie, à l’échelle de la planète, est continue, et ne marque pas de signes de fléchissement. En tant qu’historien Jean-Baptiste Fressoz ne fait que relater le passé et n’émet pas de prospectives, car le récit du futur ne figure pas dans les archives de l’histoire. Mais, des données des derniers siècles, il apparait que tout se passe comme si l’histoire de l’énergie, faisant fi des volontés humaines, ne faisait qu’obéir docilement au second principe de la thermodynamique, dont la finalité est la croissance de l’entropie, et donc de la dissipation d’énergie. Cette apparente impuissance de l’Humanité à contrôler sa destinée en se distançant des lois de la thermodynamique constitue le défi majeur des générations actuelles. Mais une telle prise de contrôle serait-elle possible ? Oui, nous disent une série d’auteurs, de Serge Latouche[8] à Timothée Parrique[9], en nous décrivant des sociétés post-croissance idylliques. Ces auteurs seront-ils, vis à vis des lois de la thermodynamique, ce que fut Léonard de Vinci face aux lois de la gravitation, en concevant des aéronefs plusieurs siècles avant leur réalisation concrète ?
[1] Aurélien Barrau, l’Hypothèse K (Grasset)
[2] Jean-Baptiste Fressoz, Sans Transition (Seuil, collection Ecocène)
[3] Hartmut Rosa, Accélération, une critique sociale du temps (La Découverte, traduction française 2010)
[4] Concernant l’intrication de l’accélération technique dans l’accélération sociale, voir aussi Christophe Bouton, L’accélération de l’Histoire (Seuil)
[5] Victor Court, L’emballement du monde, (Ecosociété)
[6] A l’exception très anecdotique de l’énergie cinétique des vaisseaux spatiaux envoyés dans le cosmos.
[7] Maxime Nechtschein, A l’origine de la croissance et du toujours plus (l’Harmattan)
[8] Serge Latouche, La Décroissance (Que sais-je ?)
[9] Timothée Parrique, Ralentir ou Périr (Seuil)