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Billet de blog 4 juillet 2025

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Décroissance et temporalité

La transition vers la décroissace (nécessaire pour éviter l'effondrement) peut être appréhendée comme un passage d'un mode temps court à un mode temps long pour le métabolisme de nos sociétés.

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Décroissance et temporalité : penser le passage du temps court au temps long

 La décroissance est souvent envisagée comme un choix politique ou moral : sobriété, justice, limitation volontaire de la consommation. Mais ce cadre reste incomplet. Pour bien comprendre ce que signifie réellement la décroissance — et pourquoi elle constitue peut-être le seul horizon soutenable pour une civilisation technicienne dans un monde fini — il faut déplacer la focale : l’enjeu fondamental n’est pas la décroissance en soi, mais le passage d’un mode « temps court » à un mode « temps long ».

La modernité s’est constituée sur l’accélération : cycles productifs courts, rendements immédiats, innovation constante, vitesse généralisée. Ce mode de fonctionnement a permis une montée en puissance fulgurante. Il repose sur une dissipation rapide et explosive des stocks énergétiques, en particulier les énergies fossiles. Autrement dit : sur une accélération brutale de l’entropie. La croissance industrielle est, à court terme, en plein accord avec le second principe de la thermodynamique.  Mais, conduisant à l’effondrement des civilisations, elle entrainera, sur le long terme, un déficit entropique. (Une civilisation qui a disparu ne consomme plus, donc ne produit plus d’entropie).

Ainsi, le problème n’est pas l’entropie elle-même, mais la temporalité de sa production. Ce que la modernité a maximisé, c’est la puissance instantanée, non la durée du processus dissipatif. Elle a transformé un potentiel de dissipation étalé sur des millions d’années (les combustibles fossiles) en une explosion d’entropie concentrée en deux siècles.

Or si l’on pense la décroissance non comme une réduction brutale, mais comme un ralentissement systémique du métabolisme socio-énergétique, alors elle devient une stratégie compatible — et même favorable — au second principe. En limitant les flux, en contenant les gradients, en répartissant la dissipation dans le temps et l’espace, le temps long permet de continuer à produire de l’entropie, mais à un rythme soutenable. Il prolonge la vie du système, au lieu de la brûler. Le temps long serait entropiquement optimal. Sans s’opposer à la dynamique universelle de la dissipation, il en serait la forme stabilisée dans un monde contraint. On peut citer l’exemple du soleil capable de rayonner son énergie pendant une dizaine de milliards d’années. Une telle longévité résulte de l’extrême rareté de la mutation d’un proton en neutron (plusieurs milliards d’années), étape indispensable dans la réaction de la fusion de l’hydrogène en hélium, qui est la source de l’énergie solaire.  Plutôt que d’exploser comme une gigantesque bombe thermonucléaire, le soleil aura eu le temps de donner naissance aux planètes, d’initier et d’entretenir la vie sur Terre, soient des gains entropiques certains. Bien sûr le soleil n’a pas choisi, par souci de sobriété, de se consumer très lentement plutôt que d’exploser. De même qu’un feu de forêt dévore les arbres le plus vite possible, alors qu’une combustion lente serait plus complète et produirait plus de cendres.

La nature n’est pas capable d’anticiper et obéit au principe entropique le plus court-termite.  En revanche, l’espèce humaine possède les capacités cognitives qui lui permettent de prévoir l’évolution de certains paramètres. Les prédictions du changement climatique par le GIEC en sont un exemple remarquable.  Mais il y a loin du savoir au vouloir et au pouvoir.

L’Humanité est enfermée dans le temps court

 L’Humanité, aujourd’hui, est structurellement enfermée dans le temps court. L’ensemble des institutions, des imaginaires, des structures économiques et des réflexes psychiques pousse à l’immédiateté, à l’optimisation locale, à l’accélération.

  • Les démocraties électorales imposent des mandats courts, des cycles d’opinion rapides, une logique de résultats visibles à brève échéance.
  • Les marchés financiers exigent des rendements trimestriels, accélérant la logique extractive et disqualifiant les investissements non rentables à court terme.
  • Les cultures de consommation valorisent l’instant, l’expérience éphémère, le renouvellement permanent des biens et des désirs.
  • La technosphère numérique fragmente l’attention, court-circuite la mémoire, désactive la pensée longue.
  • Le cerveau humain, hérité de la survie animale, privilégie spontanément la récompense immédiate et sous-évalue les effets différés.

C’est tout un écosystème technique, économique, politique et anthropologique qui empêche l’émergence du temps long. La croissance n’est pas seulement une dynamique matérielle : c’est un régime temporel. Et ce régime rend toute inflexion vers la durée pratiquement impensable dans les structures actuelles.

Des sociétés du passé orientées vers la durée

Il existe pourtant, dans l’histoire humaine, des formes sociales qui ont su habiter le temps long. Civilisations hydrauliques comme l’Égypte pharaonique ou la Chine impériale, ordres monastiques comme les bénédictins, sociétés paysannes à transmission orale, ou même certaines sociétés autochtones : toutes ont mis en œuvre des mécanismes de stabilité, de retenue et de transmission.

Elles ont en commun plusieurs traits structurants :

  • Une inscription cosmologique dans le cycle, non dans la flèche du progrès.
  • Une institutionnalisation de la mémoire (rites, archives, règles orales ou écrites).
  • Une limitation volontaire de la puissance (tabous, fermetures, sobriété structurelle).
  • Une intégration métabolique au milieu (agriculture régénérative, rythme saisonnier).

Elles démontrent que le temps long est une construction culturelle et institutionnelle, et non une donnée naturelle. Il ne naît pas spontanément. Il se cultive.

La démocratie peut-elle se convertir au temps long ?

On aimerait croire que la démocratie, en tant que régime rationnel et délibératif, est naturellement apte à penser le long terme. Mais les faits contredisent cette intuition. En l’état, la démocratie représentative est massivement dominée par le court terme : par les échéances électorales, les logiques médiatiques, la pression de l’opinion, la fragmentation du débat public.

Les rares tentatives pour intégrer le long terme — comme la Convention citoyenne pour le climat — ont été neutralisées sans effet contraignant. Pendant ce temps, la Chine, régime autoritaire, planifie sur plusieurs décennies. Ce n’est pas un modèle désirable sur le plan des libertés, mais c’est un fait : la planification temporelle est aujourd’hui plus compatible avec le centralisme qu’avec l’électoralisme.

La démocratie, en l’état, est un système inadapté à la projection sur le temps long. Sa survie impliquerait une transformation profonde : représentation des générations futures, institutions indépendantes du court terme, nouveaux récits collectifs, éducation à la complexité et à la durée. On peut appeler de nos vœux une structure capable d’articuler prévision, légitimité, autorité et puissance d’agir à l’échelle planétaire ; une autorité régulatrice capable de limiter le pouvoir dans l’espace et dans le temps ; une entité collective capable d’organiser la dissipation dans la durée. Or, il est clair que rien dans l’évolution de nos démocraties ne laisse entrevoir ce type de destinations. Les régimes qui se réclament de la démocratie semblent cernés entre deux réalités dystopiques : d’une part les pouvoirs totalitaires à la chinoise, qui marquent des points en planifiant leur développement sur plusieurs décennies ; d’autre part la montée, qui semble irrésistible, des contre révolutions réactionnaires, dont le trumpisme est l’exemple typique. L´individualisme, l’un des piliers des sociétés démocratiques, est poussé à son paroxysme. Mué en égoïsme le plus cynique, il est devenu le cœur d’une idéologie qui se répand comme une épidémie nauséabonde et nous conduit vers le chaos d’un apartheid social mondialisé.

Conclusion : le désastre comme déclencheur du temps long ?

Il est possible que rien ne change sans effondrement. Le monde file vers le gouffre non par ignorance, mais par impuissance systémique. Ce ne sont pas les savoirs qui manquent, mais la capacité de relier ces savoirs à une action collective structurée. Le gouffre n’est pas une absence de lumière : c’est une déconnexion entre la lucidité et la puissance.

Dans cette perspective, les forces réactionnaires — comme le trumpisme — en poussant à l’extrême le court-termisme, pourraient devenir les catalyseurs involontaires d’un sursaut. Non par appel à la raison, mais par choc vital. L’effondrement donne l’occasion de « toucher le futur ». Et alors, pourrait naître une conscience planétaire — non fondée sur l’idéalisme, mais sur la survie.

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