Un monde qui se dérègle
Il y a encore peu, l’humanité semblait cheminer, malgré les soubresauts, vers davantage de raison. La science progressait, les démocraties s’étendaient, les droits humains gagnaient du terrain, la coopération internationale prenait forme. L’histoire paraissait animée d’un souffle éclairé — parfois ralenti, mais difficilement réversible.
Et puis, soudainement, tout semble s’être détraqué. Le réel s’est inversé.
Des événements naguère inimaginables se succèdent avec une rapidité inouie : l’élection de Donald Trump, le Brexit, la résurgence des régimes autoritaires, la montée du complotisme, l’envahissement des espaces publics par les fake news, la manipulation algorithmique des esprits. Les classes populaires votent pour ceux qui détricotent les protections sociales ; les régulations écologiques et économiques sont démantelées alors même que les crises s’aggravent ; le droit internationnal est bafoué . La guerre revient en Europe ; à Gaza, l'état, qui prétend être celui des persécutés d'hier, reproduit la violence des oppresseurs. Partout, le monde semble devenir fou.
Ce n’est pas un fait isolé, mais une cascade de dysfonctionnements, d’absurdités, de retournements éthiques et politiques. Le pacte des Lumières — croire en la raison, au débat, au progrès — semble rompu.
L’interrogation : tout cela est-il lié ?
Face à cette prolifération de symptômes, une question s’impose : s’agit-il d’une accumulation de crises indépendantes, ou bien y a-t-il une cause commune, un soubassement commun à ce chaos ? Ce désordre n’est-il que conjoncturel — un mauvais moment à passer — ou bien révèle-t-il un dérèglement plus profond, systémique, peut-être même anthropologique ?
En examinant la diversité des phénomènes — politiques, médiatiques, climatiques, sociaux — une hypothèse forte s'impose : ces troubles multiples pourraient être les manifestations chaotiques d’un même basculement de civilisation.
Hypothèse centrale : la fin de l’infini
L’humanité moderne atteint les limites d’un monde fini, alors que tout son imaginaire repose sur l’idée d’un monde infini.
Pendant des siècles, nous avons cru possible une expansion sans fin — des connaissances, des richesses, des territoires, des droits, de la consommation. Ce récit moderne supposait que la raison humaine, les sciences, la technique et le marché allaient nous affranchir des contraintes naturelles. Mais cette promesse entre désormais en collision avec le réel : le climat se dérègle, les ressources se raréfient, les écosystèmes s’effondrent, les sociétés se fragmentent, les institutions se paralysent.
Et pourtant, notre structure mentale reste attachée à l’infini. La croissance est encore sacralisée, la technique encore mythifiée, l’individu encore conçu comme libre de tout. C’est cette dissonance entre un monde qui se referme et un imaginaire qui continue de s’ouvrir sans borne qui produit l’onde de choc actuelle.
Notre rationalité devient folle parce qu’elle refuse de se réadapter aux limites du réel.
Conséquences observables
- Effondrement des médiations rationnelles. Les institutions — science, démocratie, presse, école — deviennent illisibles ou illégitimes. Elles semblent incapables de gérer la complexité ou de prévenir les catastrophes.
- Ressurgissement de logiques archaïques. En l’absence de récit commun crédible, les sociétés réactivent des réflexes de survie : repli identitaire, chef providentiel, complotisme rassurant.
- Radicalisation technologique. Faute de ralentir, le système accélère. L’IA, la conquête spatiale, les promesses transhumanistes sont autant de tentatives de réenchanter l’infini au moment où il disparaît.
- Multiplication des points de rupture. Les crises deviennent structurelles : écologiques, sociales, symboliques. Elles interagissent, s’amplifient, échappent à tout contrôle.
- Réorganisation incertaine. Une mutation des formes sociales est possible — par effondrement ou par recomposition. Mais cette transition n’a rien de linéaire ni de garanti.
Une hypothèse dystopique : la régulation autoritaire par l’IA
En dehors d'une transition démocratique (peu probable) vers un monde compatible avec les limites planétaires, pointe la perspective d'une régulation autoritaire par l'IA. Dans ce scénario, des régimes totalitaires, appuyés sur l’intelligence artificielle, prendraient en charge la gestion des flux : consommation, mobilité, reproduction, opinion. Il ne s’agirait plus d’émancipation, mais de compatibilité métabolique avec la biosphère. Un équilibre imposé, calculé, contrôlé. Une “sobriété totalitaire”, rendue acceptable par la surveillance, la contrainte, la récompense algorithmique, la fatigue des peuples. Une rationalité devenue instrument de contrôle, au nom de la survie.
Ce n’est pas un fantasme : les outils sont là, les précédents existent, et la crise globale peut servir de justification.
Conclusion : mutation anthropologique et inversion du réel
Il ne s’agit plus seulement d’une crise politique, sociale ou écologique. Nous assistons peut-être à une mutation anthropologique. Depuis Galilée, l’homme moderne s’était projeté dans l’infini : l’infini du cosmos, du savoir, du progrès, des possibles. Les Lumières avaient institué cette dynamique comme cadre de pensée : croire en l’émancipation par la raison, l’accumulation du savoir, l’expansion continue.
Mais le réel, aujourd’hui, se referme.
Le climat, l’énergie, les ressources, les limites planétaires nous imposent un horizon de confinement. Un monde clos, calculé, saturé, sous surveillance. Ce qui fut un élan devient une impasse. Ce qui fut promesse devient menace. C’est une inversion du réel, brutale et silencieuse, que l’on peut figurer en prenant le contre-pied de deux vers de Victor Hugo :
Peuples, demain est un monstre qui nous guette
Et la flèche qu’hier en s’enfuyant nous jette.
Le futur, jadis expansion radieuse, devient pression rétroactive. L’histoire n’ouvre plus. Elle confine.
L’humanité, qui s’était crue maîtresse du monde, doit désormais apprendre à habiter ses limites — sans renier toute rationalité, mais en la réinventant.
Non plus pour conquérir, mais pour tenir.
Non plus pour libérer l’homme de la nature, mais pour le réinscrire lucidement en elle.