Le slogan « Fin du mois, fin du monde : même combat » suggère que les luttes sociales et les luttes écologistes relèveraient d’un même affrontement contre les dérives d’un modèle économique insoutenable. L’intuition est juste, mais la relation entre les deux registres est plus complexe qu’il n’y paraît. Elle dépend de la structure des flux énergétiques, de la distribution des revenus, et surtout de la manière dont les sociétés contemporaines articulent le temps court de la reproduction sociale et le temps long de la soutenabilité écologique.
Dans ce qui suit, j’examine les convergences, les divergences et les conditions d’une articulation stable entre ces deux problématiques.
1. Convergences : luttes sociales et écologiques comme résistances au système dissipatif
Du point de vue thermodynamique, les sociétés industrielles fonctionnent comme des systèmes dissipatifs : elles importent de l’énergie de haute qualité (fossiles, nucléaire, biomasse, travail humain). Cette énergie permet le développement des civilisations, puis est dissipée et s'exporte sous forme d’entropie (déchets, chaleur, émissions, dégradation des milieux).
Toute augmentation de la vitesse de circulation des flux accroît cette dissipation.
Historiquement, une large part des luttes sociales du XIXᵉ et du XXᵉ siècle — réduction du temps de travail, limitation de la durée journalière, congés payés, repos hebdomadaire — s’est traduite par une diminution de la charge énergétique totale imposée aux corps et aux infrastructures humaines. Ces luttes ont introduit des « zones de ralentissement » dans un système qui tend spontanément à maximiser la production et la vitesse de circulation.
De manière intéressante, nombre de mesures écologistes contemporaines — rénovation thermique, transports publics, sobriété énergétique, urbanisme cyclable — opèrent le même type de ralentissement : elles réduisent la dissipation énergétique.
Les deux mouvements convergent donc lorsqu’ils visent à modérer l’intensité des flux plutôt qu’à les accroître.
2. Divergences : temporalités incompatibles et effets opposés sur les flux
Pour autant, les convergences restent limitées.
Dans un contexte où la baisse du pouvoir d’achat fragilise des millions de ménages, les revendications sociales se formulent le plus souvent comme des demandes de hausse du revenu disponible, donc d’accroissement de la consommation.
Or, dans le modèle économique actuel, hausse de la consommation et hausse des flux matériels demeurent fortement corrélées. Les revendications sociales, dans leur dimension légitime, peuvent ainsi entrer en tension avec les objectifs écologiques lorsque :
- elles supposent une augmentation du PIB, donc des flux énergétiques ;
- elles reposent sur le maintien d’un niveau de consommation moyen insoutenable sur le long terme ;
- elles n’intègrent pas les limites biophysiques dans l’équation de la justice sociale.
À l’inverse, certaines politiques écologiques affectent davantage les ménages modestes que les ménages aisés, en raison de la structure régressive des dépenses contraintes (transports, chauffage, carburants).
Elles sont alors perçues comme des politiques du « temps long » qui sacrifient le « temps court » de la survie quotidienne.
Il s’agit d’un conflit structurel entre temporalités sociales :
- temps court immédiat des besoins fondamentaux et de la reproduction matérielle ;
- temps long systémique des contraintes biophysiques et climatiques.
Sans mécanismes de redistribution puissants, ces temporalités restent incompatibles.
3. Le rôle stratégique des inégalités : gradients de potentiels et surchauffe systémique
C’est ici que le rôle des inégalités devient central.
Dans un système thermodynamique, les flux se déplacent en fonction des gradients de potentiel. Plus ces gradients sont élevés, plus les flux sont intenses.
Les inégalités extrêmes jouent, dans les sociétés humaines, ce rôle de gradient de porentiel :
- elles concentrent la capacité de dissipation (jets privés, mobilité extrême, multi-résidences, consommation ostentatoire) ;
- elles stimulent le désir mimétique, qui élargit la demande sociale en direction des modes de vie les plus carbonés ;
- elles génèrent des externalités normatives : l’hyperconsommation du haut devient la référence implicite de la réussite.
Les données récentes sont sans ambiguïté :
- Selon le rapport Oxfam Climate Plunder (oct. 2025), les 0,1 % les plus riches émettent plus en une semaine que la moitié la plus pauvre de l’humanité en une année.
- En Europe, les 0,1 % les plus riches émettent 53 fois plus que les 50 % les plus pauvres.
- Aux États-Unis, les ménages du top 0,1 % dépassent les 2 000 tonnes de CO₂/an, soit plus qu’un Européen moyen en un siècle.
Autrement dit : les inégalités sont une cause directe de la surchauffe climatique.
Mais elles sont aussi une cause directe de fragilisation sociale : frustration, ressentiment, délégitimation des institutions, montée de la conflictualité.
Elles alimentent simultanément deux dynamiques délétères : l’épuisement écologique et l’instabilité politique.
4. Pourquoi la réduction des inégalités est la seule voie d’articulation stable
La réduction des inégalités est l’un des rares leviers qui permettent d’agir simultanément sur les temporalités sociales et écologiques.
Diminuer les inégalités c'est :
1. réduire les flux entropiques
Moins de gradients → moins de consommation extrême → moins de dissipation → un système plus stable thermodynamiquement.
2. renforcer la cohésion sociale
En redistribuant les richesses, les sociétés peuvent :
- aider les plus pauvres et les plus précaires,
- renforcer l’État-providence (santé, logement, éducation),
- financer les services publics nécessaires à la transition (transports, infrastructures, rénovation),
- permettre aux classes populaires et moyennes d’entrer dans la transition sans être pénalisées.
3. réconcilier temps court et temps long
Un corps social moins fracturé accepte mieux :
- les politiques de sobriété,
- les investissements à long terme,
- les changements structurels,
- les contraintes imposées par la finitude.
Il existe donc une synergie profonde :
réduire les inégalités n’est pas un supplément moral, mais une condition physique de la transition.
Conclusion : une convergence conditionnelle, non une identité de combats
Loin d’être « le même combat », les luttes sociales et écologistes n’avancent ensemble que lorsqu’elles convergent vers la réduction de l’intensité des flux.
Elles divergent lorsque l’une demande d’accélérer ce que l’autre cherche à ralentir.
La seule manière de les articuler durablement est de s’attaquer à la structure des gradients, c’est-à-dire aux inégalités extrêmes qui agissent comme moteurs fondamentaux de dissipation matérielle et de tension sociale.
C’est en réduisant ces gradients — économiques, énergétiques, statutaires — que l’on peut simultanément soulager le présent et préserver l’avenir.
Alors, et alors seulement, « fin du mois » et « fin du monde » pourront devenir non pas un slogan, mais un véritable projet politique cohérent.