« Ralentir ou Périr » ou « Croître ou Périr » ?
Depuis au moins une cinquantaine d’années avec notamment les travaux du mathématicien et économiste d’origine roumaine Georgescu Roegen et le rapport Meadow paru en français sous le titre « Halte à la Croissance » le modèle hégémonique de la croissance économique est remis en question. Des arguments imparables soutiennent cette ligne de pensée. Les effets délétères des activités humaines sur l’habitabilité de la planète sont maintenant évidents et ne peuvent que s’amplifier avec la croissance économique. « Ralentir ou périr », tel serait le choix pour l’économiste Timothée Parrique. Quoiqu’il en soit toute personne sensée ne peut que reconnaître qu’une croissance sans limites dans un monde fini est impossible. La croissance ne peut pas tenir indéfiniment, et un régime de décroissance est inéluctable. Le mieux serait de l’anticiper plutôt que de le subir, comme le répète le très médiatique Jean-Marc Jancovici. Il existe toute une mouvance de penseurs de la décroissance de Serge Latouche[1] à Timothée Parrique[2]. Ils nous décrivent un monde post croissance tout à fait désirable de frugalité conviviale.
Mais, par ailleurs, tout dans notre monde est orienté, conditionné, configuré autour de la croissance. Le ministre des finances se réjouit des quelques dixièmes de points de PIB enregistrés chaque trimestre. Le paradigme de la croissance est l’idéologie structurante de nos sociétés. La décroissance serait une calamité, une subversion. Dans un article au journal le Monde daté du 24 avril 2024 Jean-Baptiste Fressoz signale la parution du premier scénario prospectif sur le climat incluant une hypothèse de décroissance. Le premier sur 3131 ! C’est dire que la croissance est pratiquement la seule possibilité envisagée . Les raisons de l’addiction à la croissance sont multiples, comme je l’ai déjà évoqué dans de précédents billets de blog et dans un livre. Le docteur en neurosciences Sébastien Bohler y voit l’effet de notre striatum, cette partie cérébrale qui nous envoie une giclée de dopamine, l’hormone du plaisir, chaque fois que nous effectuons des actions dans le sens d’un toujours plus de nourriture, de sexe et de promotion sociale[3]. L’économiste Éloi Laurent[4] parle d’un dévoiement de l’analyse économique en se soumettant au PIB comme indicateur absolu. Dans ces conditions « la maison brule et nous regardons ailleurs » comme l’aurait dit un ancien président. Nous regardons ailleurs parce que « le déni, l’hubris, et la perversité narcissique (pouvoir, argent, sexe) nous empêchent de voir la maison qui brule ».[5] Ou parce que, d’après la psychanalyste Bénédicte Vidaillet « la destructivité environnementale est inscrite au plus profond de nos inconscients » [6]. Les raisons de notre attachement, au moins passif, au paradigme de la croissance sont nombreuses. Pour la plupart des auteurs les causes de notre captivité à la croissance relèvent de notre conditionnement, de notre inconscient, de notre cerveau. Elles sont donc inclues dans notre périmètre intérieur. Mais pour le chef d’une entreprise il s’agit de contraintes très concrètes imposées par la loi du marché. Si son chiffre d’affaires diminue il devra licencier du personnel. Et pas seulement pour satisfaire des actionnaires trop voraces. Même s’il n’y avait pas d’actionnaires, par exemple dans une entreprise autogérée, la décroissance de l’activité pourrait mettre en danger la survie de l’entreprise. « Croître ou périr » est le dilemme de notre chef d’entreprise. Il est fort probable que, même dans une entreprise autogérée, un objectif de croissance soit maintenu, en particulier pour faire embaucher du personnel. Cet exemple montre que, sans nier la multiplicité des facteurs, la croissance s’inscrit dans une logique qui transcende les comportements individuels. De même que, pour les suicidés de Durkheim, l’heure à laquelle ils accomplissent leur acte ultime, est programmée, statistiquement et à leur insu, par une loi qui les dépasse. Tout se passe comme si nos actions étaient guidées vers la croissance par une main invisible. Un processus que j’ai par ailleurs décrit avec les concepts de la thermodynamique[7], et qui se résume à la propension universelle à toujours plus d’entropie.
Ainsi, nous serions enfermés dans un domaine de croissance sans limites imposé par le deuxième principe de la thermodynamique. En face de cet enclos, qui n’échappera pas aux inéluctables catastrophes écologiques, existeraient les aires joyeuses de prospérité dans la sobriété, que nous décrivent les auteurs décroissantistes. Mais comment passer « d’un monde à l’autre » selon le titre d’un livre de Nicolas Hulot et Frédéric Lenoir[8] ? Comment franchir le fleuve redoutable qui sépare les deux mondes ? Il s’agirait de beaucoup plus qu’une transition. Quelque chose comme une transgression, un saut, une mutation, une rupture dont personne n’a encore décrit le chemin. Lorsque Eloi Laurent nous livre un « sortir de la croissance, mode d’emploi »4, contrairement à ce que le titre pourrait laisser entendre, il ne s’agit pas d’un mode d’emploi pour franchir le fleuve qui permettrait de sortir de la croissance. Cette étape semble avoir été déjà franchie (comment ?). On découvre des itinéraires possibles dans les prairies de la post-croissance. D’ailleurs tous les ouvrages décrivant le monde de la décroissance, ou de la post croissance, font abstraction de la manière d’arriver dans ce monde, en d’autres termes, comment traverser le fleuve. On décrit le monde d’après : un monde viable, et même désirable, mais on fait l’impasse sur le passage d’un monde à l’autre. Peut-être le monde de l’autre côté du fleuve est-il consistant et souhaitable, mais encore faudrait-il pouvoir l’atteindre. Force est de constater que la peur de franchir le fleuve l'emporte sur l'attrait des lendemains qui chantent sur l'autre rive. Et les sublimes incantations littéraires d’Aurélien Barrau[9] nous sont autant utiles qu’au combattant la fleur au fusil.
Peut-être le fleuve peut-il être franchi de proche en proche, en construisant des ilots de non croissance (les Achouars et les ZAD de Descola[10], les coopératives, l’économie sociale et solidaire, territoires autonomes, … ) et en espérant qu’un jour ils pourront percoler d’une rive à l’autre.
Enfin, puisque dans ce domaine l’utopie fait office de programme, je suggère que le moyen (le seul ?) de résister aux courants impétueux du fleuve qui sépare les deux mondes est de nous y engager tous ensemble – huit milliards d’humains-, en nous tenant par la main.
[1] Serge Latouche, Le pari de la Décroissance, Fayard (2006)
[2] Timothée Parrique, Ralentir ou périr, Seuil (2022)
[3] Sébastien Bohler, Le Bug humain, Robert Laffont (2019)
[4] Eloi Laurent, Sortir de la croissance, Les Liens qui Libèrent (2019)
[5] Lydia et Claude Bourguignon, Pourquoi ne faisons-nous rien pendant que la maison brule, Editions d’En Bas (2022)
[6] Bénédicte Vidaillet, Pourquoi nous voulons tuer Greta, érès (2023)
[7] Maxime Nechtschein, A l’origine de la croissance et du toujours plus, l’Hamattan (2023)
[8] Nicolas Hulot et Frédéric Lenoir D’un monde à l’autre, fayard (2020)
[9] Aurélien Barrau, l’Hypothèse K (Grasset)
[10] Philippe Descola et Alessandro Pignocchi, Ethnographie des mondes à venir, Seuil (2022)