Liberté, Egalité, Fraternité. Ces trois principes cardinaux de notre République, claquent sur le fronton de nos Mairies comme les trois couleurs du drapeau national, Bleu, Blanc, Rouge, avec autant de certitude que notre pays s’inscrit dans un hexagone presque parfait, et que la Déclaration des Droits de l’Homme scelle notre image altière de guide de l’Humanité vers les Lumières et la Démocratie.
Liberté, Égalité, Fraternité. Ce triptyque, dont l’origine remonte à la Révolution, semble faire l’unanimité de la Nation, de l’extrême droite à l’extrême gauche. Mais derrière cet apparent consensus républicain la réalité est plus complexe. Avec l’individualisme et la droitisation de la société on assiste à une dérive des valeurs effectives de la République.
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La Liberté, d’après la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, est un droit qui « consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui …Ses bornes ne peuvent être déterminées que par la loi ». D’après cette définition, je suis libre de ne pas me faire vacciner contre le Covid, et de mettre ainsi en danger la vie d’autrui. Je suis libre, si mes moyens me le permettent, de payer un avocat fiscaliste qui me trouvera la meilleure optimisation afin de ne pas payer d’impôts. Je suis libre d’envoyer dans l’atmosphère autant de CO2 que mes moyens me le permettent, sans me préoccuper de l’impact pour les générations futures.
Ma liberté s’arrête là où commence celle d’autrui ! Mais qui est autrui ? Se limite-t-il à mon voisin de palier qui a la même couleur de peau, à mes collègues, mes amis, ma classe ? Autrui peut-il s’étendre au-delà des frontières, peut-il même ne pas encore exister en incluant les générations futures ?
La liberté a une valeur symbolique, elle représente la résistance à l’oppression, aux régimes totalitaires, aux contraintes dogmatiques et obscurantistes. La liberté émancipatrice est une valeur de gauche.
La Liberté c’est aussi la liberté d’entreprendre, la liberté individuelle magnifiée pouvant primer sur l’intérêt collectif. La Liberté peut être aussi une valeur de droite.
Il faut distinguer entre la revendication individualiste de la liberté pour soi, ou son camp, et la liberté comme valeur universelle. La Liberté peut être sélective. Rappelons que les Résistants à l’occupation allemande, qui avaient lutté pour la Liberté de leur pays au péril de leur vie, les auteurs notamment du programme très progressiste du Conseil National de la Résistance, se sont opposés par la force aux revendications d’indépendance et de Liberté des peuples colonisés (Liban, Vietnam, Madagascar, puis toutes les colonies africaines).
"Liberté", c’est le slogan des antivax, anars et extrême droite réunis.
"Libres", cri d’ados en mal d’émancipation, c’est le nom choisi par une leader de la droite pour son mini parti.
La Liberté est à géométrie variable.
La porte est ouverte à toutes sortes d’aménagements avec la notion de Liberté.
L’Egalité, d’après la constitution, est d’abord un droit : « les hommes naissent libres et égaux en droit », le droit pour chaque homme d’être traité de la même manière devant la loi. La République est censée dépasser l’époque où l’on constatait que
« Selon que vous serez puissant ou misérable
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ».
Mais, comme le disait Coluche, « il y en a toujours qui sont plus égaux que d’autres ! »
L’Egalité des chances est devenue un objectif républicain. Mais il y a loin de l’objectif à la réalité. Nait-on à égalité à Neuilly ou dans le 93, hommes ou femmes, blancs ou non blancs ?
L’Egalité est un principe, un but, un horizon inatteignable. Prenant acte du fait que toutes les sociétés sont inégalitaires - elles sont stratifiées, hiérarchisées, avec des riches et des pauvres, des dominants et des dominés, des sachants et des ignorants -, le désir d’Egalité se limite en fait à une aspiration à moins d’inégalités.
Le besoin d’Egalité est ambivalent. Pour Freud on désire plus d’égalité par jalousie, de peur que les autres aient plus que nous. Il s’agirait donc d’un désir égoïste. Mais on peut aussi désirer plus d’égalité, et de justice sociale, pour les autres, et dans ce cas il s’agit d’un désir altruiste. Il y a donc deux types de désirs d’Egalité : pour soi, ou pour autrui. Le désir d’Egalité est considéré comme une valeur de gauche, mais en réalité, seul le désir de type altruiste correspond véritablement à ce critère. Cette différentiation est souvent occultée.
La Fraternité est un concept qui se situe sur un plan différent des deux autres. Alors que la Liberté et l’Egalité peuvent être revendiquées comme des droits, la Fraternité se situerait plutôt du côté du devoir, du devoir moral. La Fraternité est fille de l’empathie, mais elle l’a transcende. Dans la mesure où elle exprime un lien qui unit tous les êtres humains, et pas seulement des membres d’une même famille ou d’un même clan, elle recèle une part de sacré (Cynthia Fleury, Mona Ozouf, Michelle Perrot « liberté, Egalité, Fraternité », l’aube). La Fraternité se distingue des deux autres valeurs du triptyque en ce sens qu’elle ne peut être qu’altruiste.
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Essayez d’emprisonner une mouche sous un verre. La petite bestiole se montre très récalcitrante à la privatisation de liberté. La Liberté est une revendication très archaïque dans l’évolution du vivant. Tous les animaux ( à part les chiens et autres animaux domestiqués, qui ne sont des créatures ni de Dieu ni de Darwin, mais des hommes ) veulent être libres. Être libre de ses mouvements est la première consigne de l’instinct de conservation.
Dans l’évolution du vivant le besoin d’Egalité est apparu bien après le besoin de Liberté, mais il n’est pas l’apanage de l’humain. Des expériences effectuées sur des primates (Franz de Waals) et sur des chiens et des loups ont montré que ces animaux pouvaient ressentir un sentiment d’injustice et avaient un désir inné d’être traités avec justice et égalité.
La Fraternité est une notion très récente. En tant que valeur universelle sa première apparition dans l’histoire humaine ne semble pas être antérieure aux premiers chrétiens, il n’y a que 2000 ans !
Ainsi, le triptyque : Liberté, Egalité, Fraternité, couvre une gamme temporelle immense, que l’on pourrait résumer schématiquement par : des mouches aux premiers chrétiens, en passant par les babouins. Les éléments du triptyque sont énoncés dans l’ordre de la progression du vivant vers la complexité, en harmonie avec les Lumières et le culte du progrès.
Que reste-t-il de ces 3 valeurs fondatrices de notre République ?
Si l’attachement à la Liberté , en tant qu’émanation affirmée de l’individualisme, résiste bien à la droitisation générale de la société, les deux autres valeurs sont amplement éclipsées. En premier lieu par l’exigence de Sécurité, qui, notamment, s’annonce comme le thème central de la prochaine élection présidentielle. Or le besoin de Sécurité, qui est une traduction de l’instinct de conservation, remonte aux sources mêmes du vivant.
Liberté et Sécurité sont devenus les deux slogans prioritaires de nos sociétés occidentales. Et s’il fallait en ajouter un pour réaliser un triptyque, on aurait à choisir entre Prospérité et Identité. La requête de Prospérité exprime le besoin de jouir pleinement de la société de consommation, une préoccupation majeure de nos sociétés. Le besoin de Prospérité, héritier de la nécessité de perpétuer la vie et donc d’en optimiser les conditions, doit être aussi ancien que la vie elle-même. Mais, compte tenu du déploiement accéléré de ce thème, c’est probablement l’Identité qui s’impose comme troisième terme du triptyque. La revendication identitaire n’est que l’expression à peine voilée de l’exclusion de l’autre, une forme modernisée du struggle for life le plus sauvage.
Liberté, Egalité, Fraternité, l’emblème historique de la République, rayonnait de générosité avec un certain panache. Quelques décennies après la sinistre parenthèse du : Travail, Famille , Patrie, il s’est mué dans les faits en : Liberté, Sécurité, Identité, des aspirations qui marquent un repli vers les pulsions les plus archaïques des organismes vivants. Il s’agit d’une régression manifeste des sociétés occidentales.
Comment expliquer ce recul flagrant des mentalités ?
Dans un précédent billet, « le Grand Essoufflement », j’ai énuméré différents signes qui témoignent d’un essoufflement généralisé de notre civilisation industrielle.
Une impression générale que quelque chose s’enraye. Un enchainement de crises, indépendantes ou liées, mais qui semblent converger, avec en prime la pandémie de covid 19. Des catastrophes écologiques majeures s’annoncent, la démocratie est en crise, les idéologies progressistes et les religions sont ringardisées, le néolibéralisme et la mondialisation sont remis en question, la croissance est en panne, le chômage de masse s’éternise, les fractures sociales se creusent et l’avenir s’estompe dans un halo d’incertitudes.
Les historiens du futur analyseront ces convulsions majeures dans leur complexité multifactorielle. Je pense cependant qu’il existe une cause profonde, et que celle-ci réside dans l’essoufflement, et l’arrêt inexorable, de la croissance. La croissance était le moteur des sociétés industrielles. Elle en était devenue la finalité. L’inéluctabilité de l’arrêt de la croissance, déjà une calamité pour les économistes main stream , se conjugue avec le constat des dégâts de la croissance : dérèglement climatique, massacre de la biodiversité, pollution généralisée, épuisement des ressources… Avec les limites de la croissance les sociétés industrielles sont confrontées à une crise existentielle indépassable. Nous étions dopés à la croissance. La perspective du sevrage inévitable est encore occultée par les dirigeants politiques, mais elle infiltre notre inconscient collectif et pousse les individus vers des comportements rétrogrades. Les mentalités se recroquevillent sur des réflexes de survie primitive. Dans mon précédent billet j’ai évoqué l’essoufflement du Sens, de l’idée de Progrès, de la Démocratie, de la Science…
La transformation de fait de notre triptyque national en Liberté, Sécurité, Identité est un autre exemple d’essoufflement et de régression des valeurs.