Un régime récent et minoritaire
La démocratie, loin d’être un invariant universel de l’histoire humaine, est un régime extrêmement récent. Elle ne s’est véritablement installée, dans sa forme moderne — représentative, parlementaire, fondée sur le suffrage universel et la séparation des pouvoirs — qu’à partir du XIXe siècle, et ne s’est consolidée que dans la seconde moitié du XXe. Avant cela, elle n’était qu’une brève expérimentation athénienne dans l’Antiquité, et une exception historique dans les républiques italiennes de la Renaissance. À l’échelle de l’histoire humaine, la démocratie est un surgissement fragile et tardif. Plus encore, elle demeure aujourd’hui une exception géographique et démographique. Sur les quelque huit milliards d’êtres humains que compte la planète, moins de la moitié vivent sous des régimes qualifiés de démocratiques, et parmi eux seule une minorité bénéficie d’institutions pleinement démocratiques. Selon le Democracy Index de 2024 (The Economist Intelligence Unit), environ 8 % de la population mondiale vit dans une démocratie complète, 38 % dans une démocratie imparfaite, 16 % dans un régime hybride, et 39 % dans un régime autoritaire.
En d’autres termes, la démocratie n’est ni ancienne, ni dominante. Elle reste l’exception plutôt que la règle.
Un régime fondé sur l’expansion et la croissance
Ce qui caractérise les démocraties modernes, ce n’est pas seulement leur organisation institutionnelle, mais surtout le contexte dans lequel elles ont émergé et prospéré : un contexte d’expansion. Les démocraties modernes sont nées dans des sociétés en pleine croissance — démographique, technologique, industrielle, économique. Leur promesse politique s’est adossée à la promesse matérielle : plus de droits, plus de libertés, mais aussi plus de biens, de mobilité, de confort. Le citoyen démocratique est aussi un consommateur en ascension. Cette promesse a été rendue possible par un fait souvent ignoré : l’exploitation massive des énergies fossiles. Le charbon d’abord, puis le pétrole et le gaz, ont permis une accélération sans précédent de la production, des transports, de l’agriculture, de la médecine. Ils ont alimenté les infrastructures, les États, les services publics. La démocratie s’est historiquement développée comme régime de la croissance énergétique. Sans cette abondance d’énergie disponible et bon marché, il est probable que les droits démocratiques, les mécanismes de redistribution, et les équilibres institutionnels n’auraient pas pu se maintenir.
La démocratie est fille du pétrole.
L’universalisme démocratique et ses ambiguïtés
La démocratie fut d’abord l’apanage des pays européens. C’est dans l’Europe des Lumières qu’elle s’est pensée comme régime idéal, fondée sur la raison, la liberté, l’égalité, le contrat social. Mais ce modèle n’est pas resté cantonné à sa sphère d’origine : il a été élevé au rang de norme universelle. Les valeurs démocratiques ont été présentées comme des valeurs universelles, valables pour tous les peuples, à toutes les époques. Elles ont été exportées, parfois imposées, souvent utilisées comme prétexte à la domination. La France, par exemple, s’est construite comme République démocratique et coloniale. La Troisième République, qui proclame les droits de l’homme, administre un empire fondé sur l’inégalité, la coercition, l’exploitation. Elle justifie cette contradiction par l’idée de « mission civilisatrice » : faire entrer les peuples dominés dans l’universalité démocratique en les éduquant, en les gouvernant, en les transformant. L’universalisme démocratique a ainsi servi d’alibi à la conquête, à la domination coloniale et à la violence. Il a permis de concilier, dans une même langue, les principes d’émancipation et les pratiques de sujétion, la bonne conscience et les pires atteintes aux droits humains.
Les signes de fatigue des démocraties contemporaines
Aujourd’hui, les démocraties montrent des signes évidents d’épuisement. L’insatisfaction des citoyens est massive. La confiance dans les institutions, les partis, les médias, s’effondre. L’abstention atteint des records. La polarisation remplace la délibération. Le débat démocratique devient théâtre de guerre culturelle. Les populismes progressent, portés par des rhétoriques anti-élites, identitaires, souvent autoritaires. Les institutions représentatives sont affaiblies, vidées de leur substance. La vie politique se réduit à des effets de communication, à des calculs électoraux de court terme. Les promesses démocratiques — justice, progrès, égalité, liberté — semblent inaccessibles, voire moquées.
Les causes profondes de la crise : finitude et temps court
Parmi les multiples causes de cette crise, deux semblent décisives.
La première est la confrontation à la finitude du monde. La démocratie moderne s’est construite sur l’idée d’un monde infini : infini dans ses ressources, dans ses promesses, dans son avenir. Or cette idée est désormais contredite par la réalité physique : épuisement des sols, des eaux, des énergies, dérèglement climatique, effondrement du vivant. Le rêve démocratique de « toujours plus pour tous » devient une impasse. Il n’est plus possible d’assurer la croissance matérielle sans franchir des seuils écologiques irréversibles. La démocratie, historiquement liée à la croissance, se retrouve sans fondement matériel.
La seconde cause est l’incapacité de la démocratie à se projeter dans le temps long. Le régime démocratique repose sur des cycles courts : élections périodiques, sondages, temps médiatiques. Il valorise l’opinion immédiate, la satisfaction à court terme, l’évitement du conflit. Or notre époque exige l’inverse : de la planification, de la retenue, des choix à très long terme — y compris impopulaires. Dans ce domaine, les régimes autoritaires, comme la Chine, semblent mieux armés. Ils peuvent établir des plans sur vingt ou cinquante ans, imposer des réformes drastiques, sans être entravés par l’opinion ou le débat public.
La démocratie est donc structurellement en infériorité stratégique dans un monde contraint, où il faut penser sereinement, gouverner sobrement, et choisir pour le futur.
Vers quoi vont les démocraties ? Une tentative d’anticipation lucide
Alors que le monde entre dans une ère de pénuries, de dérèglements systémiques, et de conflits pour les ressources en voie de raréfaction, les régimes démocratiques apparaissent fragilisés, divisés, exposés. Leur devenir n’est pas écrit, mais il n’est pas non plus indéterminé : des trajectoires se dessinent, des forces s’exercent, et certaines options deviennent plus probables que d’autres. Nous ne cherchons pas ici à proposer des solutions, mais à observer les tendances lourdes. Le point de départ est simple : dans un monde où “il n’y en aura pas pour tout le monde”, que deviennent les régimes démocratiques ?
Face à l’inefficacité démocratique, une tentation s’impose : le recours à la force plutôt qu’à la concertation. Une tendance prégnante qui se conjugue en deux variantes. D’une part, l’aspiration autoritaire : la reprise en mains autocratique et centralisée des institutions sociales ; d’autre part la tentation du chaos libertarien : l’abolition des régulations humaines autres que celles fondées sur le rapport de force. Dans ces deux options la force est érigée en arbitre suprême : étatique et centralisée dans le premier cas, désinhibée et sauvage dans le second.
La première option est celle du modèle holiste de type chinois, aux antipodes de l’individualisme occidental. L’individu s’efface devant la collectivité. C’est un régime autoritaire et technocratique : surveillance, planification centralisée, rationnement, contrôle des comportements. Ce modèle sacrifie la liberté pour la stabilité, le débat pour la directive. Il peut apparaître comme une réponse aux défis écologiques, mais au prix d’une régression politique majeure. Ce modèle a des avantages :
- une capacité de projection sur plusieurs décennies ;
- une rapidité d’exécution dans les transformations systémiques ;
- une maîtrise relative des grands flux (énergie, information, population).
Dans un contexte de raréfaction, de désordre climatique, de tensions géopolitiques et migratoires, ce modèle offre stabilité, discipline, efficacité — au prix d’un écrasement du débat et du sacrifice des libertés individuelles. Les démocraties, conscientes de leur désavantage structurel sur le long terme, pourraient glisser graduellement vers cette forme, sans l’assumer pleinement. Ce glissement peut passer par :
- l’état d’exception permanent (urgence sanitaire, écologique, sécuritaire) ;
- la normalisation de la surveillance de masse ;
- la montée en puissance d’exécutifs peu contrôlés ;
- la fusion entre technologies de contrôle et logiques étatiques (identité numérique, notation sociale, rationnement algorithmique).
Ce pourrait être un effacement progressif : la démocratie subsiste formellement, mais se vide de son contenu délibératif, au profit d’une efficacité gouvernante.
À l’opposé du modèle autoritaire, une seconde voie se dessine dans certaines démocraties contemporaines : celle de l’exacerbation de l’individualisme, non plus comme émancipation, mais comme prédation. Cette voie est illustrée par le trumpisme. Il s’agit d’une démocratie dégradée, où le régime représentatif est utilisé pour détruire les contre-pouvoirs, neutraliser les institutions, monopoliser les ressources au profit de groupes dominants. L’État devient l’outil de protection de castes, non l’instrument de la chose publique.
Les traits de ce modèle sont désormais identifiables :
- fragmentation de l’espace public en communautés antagonistes, irréconciliables ;
- mépris ouvert pour les règles, les faits, la science, le droit ;
- instrumentalisation des élections comme procédures de légitimation, sans respect des principes démocratiques ;
- normalisation de l’égoïsme économique, racial, sexuel, culturel — au nom d’une liberté absolue, vidée de tout contenu collectif.
C’est le triomphe du “tout, tout de suite”, de l’immédiateté jouissive contre la temporalité partagée, du droit individuel absolu contre la contrainte commune. Ce modèle ne vise pas à maintenir un ordre social stable, mais à enclaver les plus puissants dans des zones de privilège, et à laisser le reste du monde dans une jungle régulée par la force. Il constitue une forme d’apartheid mondialisé, où la démocratie ne survit que comme justification de l’impunité des plus forts.
Entre ces deux options — le contrôle autoritaire et le chaos prédateur — une autre voie pourrait être pensée, exigeante et improbable : celle d’une démocratie transformée en conscience collective de la finitude. Elle impliquerait :
- une acceptation du renoncement, de la retenue, de la sobriété ;
- un basculement du court terme vers le temps long ;
- une mise en avant de l’intérêt général, non comme abstraction, mais comme solidarité active avec les générations futures et les vivants non humains ;
- une capacité à délibérer autrement, à ralentir, à reconnaître les limites, à instituer le manque.
Mais cette voie suppose une métamorphose morale et anthropologique. Elle exige une élévation collective que peu de sociétés semblent prêtes à entreprendre dans un contexte de peur, de compétition mondiale et d’instabilité permanente.
On pourrait croire que les deux premières trajectoires évoquées — autoritarisme planificateur à la chinoise et chaos populiste à la Trump — s’opposent radicalement. L’une repose sur l’organisation, la discipline, la projection stratégique ; l’autre sur l’improvisation, la désinstitutionnalisation, le culte de l’instant. Mais à y regarder de plus près, elles partagent un trait commun fondamental : le recours à la force — directe ou indirecte — comme mode d’arbitrage suprême.
Dans le modèle autoritaire, la force est étatique, centralisée, technologique. Elle s’exerce sous forme de surveillance, de coercition douce ou brutale, de discipline algorithmique. Elle impose l’ordre par le haut, au nom de la stabilité collective.
Dans le modèle anarcho-populiste, la force est privatisée, morcelée, communautarisée. Elle prend la forme de milices, de monopoles économiques, de violence sociale latente ou déclarée. Ce n’est plus la loi qui fait autorité, mais la capacité à s’imposer dans un monde dérégulé, à protéger ses intérêts par tous les moyens.
Dans les deux cas, le dialogue est supplanté par la domination. Le droit par le rapport de force. La démocratie par sa parodie ou son contournement.
La fin du politique comme médiation
Ce recours généralisé à la force — qu’elle soit froide ou brutale, technocratique ou chaotique — signe une rupture anthropologique : le politique n’est plus perçu comme un espace légitime de médiation des conflits.
Quand les ressources se raréfient, quand les imaginaires se contractent, quand la confiance s’effondre, les sociétés reviennent aux mécanismes primaires de régulation : la force, la peur, la ségrégation, la fermeture. Ce basculement se produit par effritement progressif des médiations, par disqualification de la parole commune, par discrédit du compromis. Il marque une re-tribalisation du monde, où chaque groupe, chaque individu, chaque territoire tente de s’assurer un avantage défensif, dans un environnement perçu comme hostile et instable.
Les deux voies, aussi opposées qu’elles paraissent, convergent non seulement dans le recours à la force comme arbitrage ultime, mais aussi dans la structure sociale qu’elles produisent.
Dans les deux cas, la société est profondément divisée :
- D’un côté, une minorité surpuissante : oligarques, hauts fonctionnaires, mafias connectées, élites technologiques et financières, protégées par des dispositifs sécuritaires ou des zones d’extraterritorialité sociale, économique ou numérique.
- De l’autre, une majorité fragmentée, désorganisée, maintenue en état de soumission ou de distraction permanente :
- par le nationalisme, qui capte les frustrations dans des récits identitaires fictifs,
- par la religion, utilisée comme opioïde politique ou régulateur moral du désespoir,
- par les réseaux sociaux et l’IA, qui entretiennent l’agitation, l’indignation, le divertissement et le ressentiment.
Il ne s’agit pas là d’effets secondaires. C’est la structure même du pouvoir qui repose sur cette division :
- Un haut qui concentre les moyens d’agir, de décider, de se protéger.
- Un bas qui endure, qui subit, qui consomme ce qu’on lui donne à croire.
Vers quoi allons-nous vraiment ?
L’observation des dynamiques en cours dans les pays dits démocratiques laisse penser que la dérive vers le chaos populiste et le repli individualiste est actuellement la trajectoire dominante.
- Les logiques du capitalisme numérique, de la surconsommation, de la polarisation sociale nourrissent un affaiblissement continu des cultures démocratiques.
- L’absence de récit collectif mobilisateur, la crise du sens, la perte de confiance dans les élites et dans les institutions créent un vide politique, facilement rempli par les figures de la force ou du ressentiment.
- La tentation autoritaire, quant à elle, progresse en réaction à ce chaos, comme recherche d’ordre dans un monde instable.
La démocratie semble prise dans un mouvement dialectique entre sa propre décomposition et les formes qui prétendent la remplacer en l’imposant d’en haut ou en la pillant de l’intérieur. Le chaos anarcho-libertarien apparait comme le prolongement naturel de la démocratie. Avec l’individualisme émancipateur qui mute en égoïsme cynique, il en est la dégénérescence putride, la désintégration annoncée. L’extrême droite, et de plus en plus la droite, dans la majorité des pays dits démocratiques, se rangent dans le camp trumpiste. La marée montante des forces de la désagrégation sociale semble indiquer le sens de l’histoire.
Les raisons de la dérive de l’individualisme vers l’égoïsme sont multiples.
L’individualisme démocratique était structurellement adossé à l’abondance.
L’individualisme moderne s’est développé dans un contexte de croissance économique continue : On pouvait affirmer la liberté individuelle, l’autonomie, les droits subjectifs parce que les ressources semblaient illimitées. Tant que le gâteau grossissait, les convives pouvaient se montrer polis. Mais dans un monde désormais contraint, l’intérêt particulier entre mécaniquement en conflit avec l’intérêt collectif. Le “plus pour moi” signifie “moins pour les autres”, et donc le modèle libéral se retourne contre lui-même.
Les institutions ont cessé d’éduquer à la solidarité.
Dans la deuxième moitié du XXe siècle, les démocraties industrielles avaient bâti des institutions de socialisation collective : école publique, service militaire, syndicats, services publics, médias généralistes, partis de masse. Ces institutions : transmettaient des valeurs communes, contraignaient les intérêts individuels, rappelaient l’existence d’un corps collectif. Or ces institutions sont en déclin avancé : école fragmentée, sous-financée, concurrencée par les réseaux sociaux ; disparition du service civique obligatoire, dépolitisation massive des syndicats et des partis ; fragmentation de l’information. Rien aujourd’hui ne forme, discipline, oriente l’individualisme vers l’engagement civique. Il dérive donc, naturellement, vers l’égoïsme — car rien ne l’en détourne.
La sphère économique récompense systématiquement le comportement prédateur.
L’économie contemporaine valorise : la captation plutôt que la contribution ; la vitesse plutôt que la durée ; l’optimisation individuelle plutôt que la coopération durable. Les plateformes, les marchés, les carrières, les incitations fiscales, les algorithmes : tout est structuré pour récompenser l’individu qui prend, qui maximise, qui contourne. Il devient rationnel d’être cynique, égoïste, voire destructeur — tant que cela rapporte. Ce que Tocqueville appelait “l’intérêt bien compris” devient aujourd’hui “l’intérêt cynique assumé”, encouragé par tout l’environnement socio-technique.
La temporalité moderne empêche l’altruisme.
L’altruisme — ou l’orientation vers le bien commun — demande : de penser le temps long, d’anticiper les conséquences de ses actes, de se projeter au-delà de son intérêt immédiat. Mais tout, dans la démocratie libérale tardive, nous enferme dans le présent : cycles électoraux, courts, actualité instantanée, réseaux sociaux pulsionnels, fragilité professionnelle et sociale. L’égoïsme est une stratégie d’adaptation au court-termisme, là où l’altruisme est devenu cognitivement coûteux et stratégiquement risqué.
La peur de la perte rend l’individu plus défensif que généreux.
Dans une époque marquée par : la précarisation, la peur du déclassement, l’effondrement des récits d’avenir, la montée de l’instabilité géopolitique et climatique, … l’individu est porté à se refermer sur lui-même : protection de son confort, défense de son statut, méfiance envers les autres, obsession pour ses droits, au détriment de ses devoirs. Le repli n’est pas un vice moral, mais une réaction à la perte de repères collectifs. Il est le signe d’une société désorientée.
Ce faisceau de causes converge pour que l’égoïsme et l’indifférence à l’autre soient devenus la norme des démocraties. Dés lors, le glissement vers des régimes fascisants, le retour à la jungle du « chacun pour soi » s’inscrivent dans une suite logique et prévisible. Il est fort probable que la démocratie n’aura été qu’une parenthèse dans l’Histoire de l’Humanité. Un épisode lumineux et gratifiant pour les classes qui en auront profité, mais reposant sur une imposture, un double-jeu.