Pourquoi est-il si difficile de réduire l’empreinte écologique ?
Six ans et demi après son accession au pouvoir, trois ans après la convention citoyenne pour le climat, voici que le président Macron nous présente un plan de « planification écologique ». En fait il s’agit essentiellement de mesures techniques visant à une certaine décarbonation de notre énergie, par la magie des pompes à chaleur et des voitures électriques. C’est une « planification écologique » qui ne concerne que le dérèglement climatique et qui se propose de faire baisser nos émissions de gaz à effet de serre sans mesures de sobriété et sans remettre en cause notre modèle de consommation. Le président navigue entre deux contraintes : ne pas décevoir les lobbys productivistes, dont il est un agent zélé, et la peur d’un nouvel « effet Gilets Jaunes ».
Le dérèglement climatique n’est que l’une des 9 limites planétaires reconnues internationalement comme ne devant pas être dépassées « si l’humanité veut pouvoir se développer dans un écosystème sûr, c’est-à-dire évitant les modifications brutales, non-linéaires, potentiellement catastrophiques et difficilement prévisibles de l’environnement ». Parmi ces 9 limites 6 étaient déjà dépassées en 2022, mais il est vrai que les effets du dérèglement climatique sont les plus visibles : accélération du réchauffement, sécheresses, phénomènes météo extrêmes, inondations, recul spectaculaire des glaciers, …Les signes du dérèglement sont évidents et impactent de plus en plus la vie de millions de personnes.
Or, malgré les conférences internationales, les promesses gouvernementales et une médiatisation croissante des enjeux climatiques, force est de constater que les mesures prises pour limiter l’empreinte écologique sont largement insuffisantes. Il est clair que les objectifs fixés lors de la conférence de Paris seront très largement dépassés.
Par ailleurs les mobilisations citoyennes faiblissent. Les marches pour le climat n’ont plus l’ampleur qu’elles avaient il y a encore 4 ans. Après une série d’épreuves successives : pandémie, guerre en Ukraine, inflation, immigration, ce qu’on appelle « l’urgence climatique » a été reléguée en quatrième ou cinquième position dans les préoccupations des Français. On assiste à une remontée du déni climatique, avec des relents manifestes de climatoscepticisme. De Marine Lepen à Fabien Roussel on fustige « l’écologie punitive ». Darmanin déclare la guerre aux « écoterroristes ». Sarkosy se gausse de Greta Thunberg et fait la leçon au GIEC. Macron brocarde les « Amish » et clame son adoration de la bagnole. Pour les populistes, prenant prétexte des restrictions consommatrices supposées, l’écologie est devenue une cible privilégiée.
Dans un livre 1 qui date de près d’une dizaine d’années le sociologue et philosophe anglo-américain George Marshall relatait que le dérèglement climatique était pratiquement un sujet tabou et que la simple l’expression de ce vocable pouvait dans certains milieux apparaître comme une indécence. Les manifestations du dérèglement climatique sont aujourd’hui tellement évidentes que nous n’en sommes plus là, du moins en France. Le vocable « dérèglement climatique » n’est plus une grossièreté, dans le champ de l’obscénité il a été remplacé par « décroissance ». Si le dérèglement climatique a été un sujet tabou c’est en raison de ce que cette notion sou tend en filigrane. Dans la mesure où ce phénomène est le résultat des comportements humains - ce que certains contestent encore -, la lutte contre le dérèglement climatique implique quelque part une remise en cause de nos comportements et de nos modes de vie. Là est le cœur du problème. Les sociétés, dans leur ensemble, ne sont pas prêtes en remettre en question leur mode de vie. L’american way of life est intouchable ! Si devant les injonctions des scientifiques des mesures deviennent absolument indispensables, celles-ci seront ajustées de manière à perturber le moins possible les habitudes des citoyens.
Les transports sont responsables de 25 % des émissions de CO2 ! Nous garderons les voitures et remplacerons les moteurs thermiques par des moteurs électriques. Ainsi, excepté le fait que plutôt que faire le plein dans une station-service il faudra se brancher sur une borne électrique, l’essentiel de nos habitudes sera conservé. La transition écologique pour être socialement acceptable doit être une substitution douce, sans effet sur notre confort. Il s’agit tout juste de passer de la croissance simple à la croissance verte. Un petit coup de peinture et le tour est joué !
Hélas pour tout le monde, comme le montre notamment Jean-Marc Jancovici dans ses nombreuses conférences, ça ne marche pas comme ça ! Il n’est pas possible de se maintenir indéfiniment en régime de croissance. Qu’on le veuille ou non la décroissance interviendra, et le mieux serait de l’assumer plutôt que de la subir. Remarquons en passant que les prises de position de JMJ en faveur des relances nucléaires sont en contradiction avec son acceptation de la décroissance. De plus, s’il est vrai que l’énergie nucléaire ne contribue pas, ou très peu, à l’effet de serre, il faut souligner que le dérèglement climatique n’est que l’une des neuf limites planétaires dont le dépassement met en danger l’espèce humaine. Comme toute source d’énergie, le nucléaire est un agent de l’empreinte écologique avec les huit autres seuils planétaires.
Il y a une aversion générale pour tout ce qui pourrait apparaître comme une régression du niveau de vie. Biberonnés, choyés dans le culte du progrès et de la croissance, tout pas en arrière dans la marche au toujours plus serait une calamité. Une amorce de décroissance serait la première marche d’une descente aux enfers. Même en évoquant notre responsabilité vis-à-vis des générations futures les gestes pour limiter l’impact écologique ne sont acceptables que s’ils ne réduisent qu’à la marge nos capacités consuméristes. La décroissance est ressentie comme un abîme dont il faut se tenir le plus éloigné possible, dont la simple évocation donne des frissons de vertige. Le mot « décroissance » est une grossièreté. Marine Lepen et une bonne partie de la droite voient en la décroissance la subversion la plus dangereuse pour la société (au même niveau que le wokisme). Ajoutons que la plupart les candidats écologistes aux élections prennent soin d’éviter le mot « décroissance » dans leur programme. La décroissance est un repoussoir , un tabou. Dans ces conditions les actions en vue de maintenir une planète vivable pour les générations futures resteront marginales et insuffisantes.
On conçoit que la réticence à se lancer dans de véritables politiques de réduction de l’impact écologique soit liée à notre attachement viscéral à la croissance, et à la crainte concomitante de la décroissance. Divers auteurs ont proposé leur analyse de cette difficulté profonde. Les réponses sont une parfaite illustration du dicton « chacun voit midi à sa porte ».
Le sociologue George Marshall relate multiples faces du déni du changement climatique 1. Les humains utilisent tous les biais cognitifs possibles pour ne pas voir une partie de la réalité, vécue comme inacceptable. Parmi ces biais certains ont une dimension sociale. « Ainsi, si vos opinions sur le changement climatique, diffèrent des opinions socialement admises, vous vous retrouvez à mesurer deux risques : celui, vague et hasardeux, du changement climatique et celui, certain et très personnel, de la transgression de la norme. Nous finissons souvent par décider qu’il vaut mieux ne pas évoquer le sujet, même avec nos proches». George Marshall remarque par ailleurs que « pour les conservateurs, le problème du changement climatique est tombé à pic pour remplacer l’épouvantail du communisme qui avait si longtemps mobilisé leurs forces. Un an à peine après effondrement de l’Union soviétique, le sommet de la terre de 1992, leur procure une menace de substitution, et la scène de l’ancestrale opéra de la menace idéologique internationale fut investie par une nouvelle troupe. Comme l’a dit un animateur de radio connu pour ses positions conservatrices la climatologie est devenue le foyer des socialistes et des communistes en quête de toit ». Dans le psychisme yankee un lien existe entre l’écologiste menaçant la prospérité américaine et le dangereux communiste du temps du maccartisme. Et le sociologue de poursuivre : « Tout le monde contribue aux émissions à l’origine du problème ; tout le monde a donc une bonne raison d’ignorer le problème ou de s’inventer un alibi… Si le changement climatique fait naître quelques récits où pointe la culpabilité, il n’en existe aucun pour nous inciter à accepter pleinement notre responsabilité individuelle ». Et de citer Paul Ehrlich, biologiste des populations : « Les forces de la sélection génétique et culturelle n’ont pas cherché à créer des cerveaux capables d’anticiper des évènements sur plusieurs générations ». Par ailleurs le changement climatique est un phénomène dévoilé par la science et qui parle à notre cerveau rationnel. Mais le ressenti des risques et la pression pour agir sont du domaine de notre cerveau émotionnel. Le problème est que nous « n’avons toujours pas trouvé le moyen d’impliquer notre cerveau émotionnel dans la question du dérèglement climatique ».
Le docteur en neurosciences et rédacteur en chef de la revue Cerveau § Psycho, Sébastien Bohler identifie une zone du cerveau, bien localisée par imagerie RMN, comme responsable de notre propension au toujours plus 2. Le striatum gère un circuit de récompense à base de dopamine, l’hormone du plaisir. En s’adaptant à l’évolution du vivant depuis des centaines de millions d’années, le striatum contrôle les comportements des individus en optimisant leurs chances de survie et de transmission des gènes. Les actions permettant d’obtenir plus de nourriture, plus de partenaires sexuels, un meilleur statut social et une exploration accrue de nouveaux territoires provoquent un afflux de dopamine et sont ainsi renforcées. Le problème est que cette structure cérébrale s'est développée initialement dans un contexte de pénurie. Pour assurer la survie des individus, le striatum devait exacerber leur avidité et leur désir de toujours plus. Toujours plus de prédation, de consommation, d’activité. En poussant les individus à se surpasser dans une course au toujours plus, le striatum a été le formidable moteur du développement des sociétés humaines. Mais en continuant à stimuler une boulimie sans limites dans un monde fini, le striatum, pour lequel il n’est pas prévu de bouton « stop » ou « pause », nous conduit à la catastrophe. C'est en ceci que consiste « le bug humain ».
Pour la psychanalyste Bénédicte Vidaillet « la destructivité environnementale est inscrite au plus profond de nos inconscients » 3. L’absence de réactions réelles face au dérèglement climatique « manifeste notre obscur désir que la catastrophe survienne ». Si nous ne choisissons pas d’agir pour sauvegarder les générations futures, c’est que quelque part, vis-à-vis de ces dernières, nous nourrissons une sorte de complexe d’Œdipe inversé et dans notre inconscient nous souhaitons leur destruction. Par ailleurs, comme l’a développé Freud dans Le malaise dans la culture, nous éprouvons un sentiment d’angoisse face à la nature. « La nature est d’abord vécue comme une force menaçante pour l’être humain jeté au monde ». La tâche principale de la culture est de nous défendre contre la nature, de nous faire parvenir à une « humanisation » de la nature. Aux antipodes de la protéger contre les ravages anthropiques, notre inconscient nous incite à la dominer, la maîtriser. « Nous seulement, nous ne croyons pas que la nature est fragile, mais nous imaginons même qu’elle se relèvera toujours. Quoi qu’on lui inflige, la nature sera toujours plus forte que nous. Le fantasme de sa toute puissance illimitée reste vigoureux et structurant dans notre rapport à son endroit ». Dés lors les processus de détournement du vivant, notamment par les OGM, et d’artificialisation répondraient à un désir profond de contrôle sur la nature.
En tant que physicien j’ai proposé 4 de rendre compte de notre propension mortifère à la croissance et au toujours plus à partir des concepts de la thermodynamique. Nous ne sommes pas enclins à agir pour réellement abaisser nos empreintes écologiques, car cela impliquerait une baisse majeure de la consommation et de la production, donc un passage par la décroissance. Or nous sommes captifs de la croissance pour des raisons fondamentales liées à la thermodynamique.
Il est de fait que, depuis le Big-Bang, l’Univers évolue de plus en plus rapidement vers des structures de plus en plus complexes. L’impérieuse propension à la croissance qui domine nos sociétés en serait le reflet tangible.
Avec l’apparition du vivant le processus s’est encore accéléré. La matière organique s’est trouvée engagée dans une formidable course à la croissance exponentielle. Suite à une série d'étapes émergentes le monde du vivant s’est développé irrésistiblement et des myriades d’espèces recouvrent la planète. Cette expansion fulgurante a été guidée et propulsée par la sélection darwinienne. On peut la voir comme « l’élan vital », introduit par Bergson en tant que principe philosophique. Elle peut être vue également comme un phénomène physique fondé sur la thermodynamique, comme je l’ai développé dans l’ouvrage cité et dans plusieurs billets de blog. Le deuxième principe de la thermodynamique impose que l’entropie globale – en d’autres termes le désordre - ne peut que croitre. Cependant dans des systèmes ouverts (pouvant échanger de la matière et de l’énergie avec l’extérieur), des structures ordonnées peuvent apparaitre (baisse de l’entropie). C’est le cas du système Terre qui reçoit continûment un flux d’énergie solaire, et de la boîte Humanité qui ponctionne des matières premières et de l’énergie, essentiellement d’origine fossile, des entailles de la Terre. De tels systèmes ont été nommés « structures dissipatives » par le physicien belge Ilya Prigogine. Pour satisfaire au deuxième principe, il est nécessaire de maximiser la dissipation d’énergie de manière à, corrélativement, produire un surplus d’entropie qui compensera la baisse correspondant à la création de la zone ordonnée. La propension à générer de l’activité productive en dissipant de l’énergie, et de la booster par la croissance, devient une nécessité thermodynamique.
Les organismes vivants se développent aux seins d’espèces, qui ont les propriétés de structures dissipatives, avec en plus la faculté de se multiplier par réplication et d’évoluer de génération en génération, guidées par la sélection naturelle. Elles puisent dans l’environnement l’énergie nécessaire à leur métabolisme pour se maintenir en vie et assurer leur reproduction. Elles croissent jusqu’aux limites imposées par l’épuisement des ressources disponibles ou la compétition avec d’autres espèces. Elles se multiplient jusqu’à ce que l’énergie disponible dans leur environnement ne soit plus suffisante pour alimenter leur métabolisme. Seule l’espèce homo sapiens a trouvé le moyen de contourner cette limitation. En soutirant de l’énergie extrahumaine à l’environnement, c’est-à-dire de l’énergie qui n’est pas générée par le métabolisme humain, les frontières de l’expansion humaine ont explosé. Les sociétés humaines productivistes ont été dopées au « toujours plus » et entretenues dans l’illusion qu’une croissance illimitée était possible. Aujourd’hui l’Humanité se heurte aux limites de la planète mais les addictions consuméristes persistent. Qu’elles puisent leur origine avec le développement du striatum depuis des centaines de millions d’années dans le cadre de la sélection naturelle, n’est pas contradictoire avec une contrainte de nature thermodynamique. En effet, qu’est-ce-que la sélection naturelle sinon un moyen de maximiser la production d’entropie en sélectionnant les espèces les plus aptes à capter de l’énergie de leur environnement.
Dés lors, il semble que nous soyons coincés entre l’impossibilité physique d’une croissance infinie dans un Monde fini, et l’empêchement thermodynamique de renoncer à cette croissance. Dit autrement : nous allons dans le mur et le frein ne fonctionne pas ! Ce scénario catastrophe pourrait servir d’excuse à l’inaction gouvernementale, c’est-à-dire au choix de suivre la ligne de plus grande pente dictée par la thermodynamique. Il faut cependant remarquer que la contrainte thermodynamique n’est pas absolue. De même que la pesanteur n’empêche pas les oiseaux de voler et l’aviation de prospérer, il est possible de s’en écarter localement. Par exemple, il n’y a aucune impossibilité à renoncer à prendre l’avion et à manger de la viande. Des îlots de résistance à la croissance d’ores et déjà existent. Citons les oppositions aux projets autoroutiers et aux méga-bassines. Citons également les initiatives qui tendent à exclure des territoires de la sphère marchande, et celles, telle l’agriculture bio, qui développent des activités compatibles avec le maintien d’une planète vivable. Il s’agit de les encourager, les défendre, les développer, les faire grandir. Une véritable programmation écologique reposerait sur deux jambes. A) une jambe locale prenant appui sur les diverses expériences de résistance à la croissance destructrice ; B) une jambe centrale prenant des mesures pour limiter progressivement les activités prédatrices (contrôle de la publicité, normes environnementales renforcées, bonus / malus sur les produits en fonction de leur impact écologique…). Des mesures qui, certainement, susciteraient des levées de boucliers contre « l’écologie punitive ». Les contraintes thermodynamiques ne constituent pas un obstacle infranchissable. Les contrecarrer demanderait du courage politique, beaucoup plus que « l’écologie à la française », que l’on peut justement définir comme l’écologie de la docilité aux contraintes thermodynamiques.
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1. George Marshall, Le syndrome de l’autruche, Actes Sud
2. Sébastien Bohler, Le Bug humain, Robert Laffont
3.Bénédicte Vidaillet, Pourquoi nous voulons tuer Greta, érès
4.Maxime Nechtschein, Aux origines de la croissance et du toujours plus, L’Harmattan