Nul ne peut mesurer l'impact exact des interpellations de la Première ministre sur ses ministres mis en cause pour viols lors de la campagne des législatives, mais elles n'ont sans doute pas aidé nombre de personnes à glisser un bulletin Ensemble dans l'urne. Nul doute qu'Élisabeth Borne aurait préféré qu'on lui parle d'autre chose que des potentiels agresseurs sexuels au sein de l'équipe qu'elle avait constituée. Celle qu'on dit en coulisses exaspérée par ces polémiques avait dû se contenter de botter en touche, en prétendant vouloir attendre que la justice se prononce avant de limoger un mis en cause, manœuvre déjà contestable pour une responsable comme nous l'avons souligné. Pour tenter d'échapper au moins temporairement à ses responsabilités, Élisabeth Borne a ainsi lancé un appel aux femmes ayant mis en cause des ministres pour viols ou tentatives de viols : «En tant que Première ministre, je le dis aussi en tant que femme, il faut permettre à la justice d'établir les faits. Il ne faut pas hésiter à aller porter plainte.» Cet appel a manifestement été entendu, puisqu'on a appris hier qu'une des femmes avait ainsi déposé plainte.
Néanmoins, il y en a qui n'a pas écouté la Première ministre, et pas des moindres : Damien Abad lui-même. En effet, il a immédiatement annoncé avoir lui-même contre-attaqué en déposant une plainte pour dénonciation calomnieuse, bafouant l'engagement pris par sa cheffe de gouvernement : contrairement à ce qu'Élisabeth Borne avait affirmé, en précisant bien parler à la fois comme femme et comme Première ministre, il y avait bien une bonne raison d'hésiter. Non seulement il devait déjà être difficile de déposer plainte pour viols contre un ministre. De le faire auprès de forces de l'ordre répondant aux ordres d'un second ministre qui avait lui-même été mis en cause pour viols, et a à tout le moins reconnu avoir obtenu des relations sexuelles d'une femme venue lui demander son aide. Le tout sous la supervision d'un garde des Sceaux qui déclarait il y a peu dans GQ que «Le mouvement #Metoo a permis de libérer la parole et c’est très bien. Mais il y a aussi des “folasses” qui racontent des conneries et engagent l’honneur d’un mec qui ne peut pas se défendre car il est déjà crucifié sur les réseaux sociaux.» Oui, assurément, il devait déjà être difficile de déposer plainte et d'avoir pleinement confiance en l'impartialité de toute la machine judiciaire… mais il faudra donc désormais pour cette femme subir, en plus de tout cela, une plainte pour avoir donc osé parler, intimidation supplémentaire d'un ministre qui, personne ne le niera, donnera assurément des raisons d'hésiter aux autres femmes envisageant de sortir à sa suite de l'anonymat. En portant plainte en diffamation, Damien Abad a donc littéralement piétiné la parole de celle qui devrait pourtant être sa cheffe, et qui avait promis aux femmes qu'elle ne devaient pas avoir peur de saisir la justice.
Élisabeth Borne n'a plus que deux options désormais. Soit la cheffe de gouvernement affirme son autorité et doit congédier ses ministres accusés de viols, d'autant plus quand ils trahissent ses propres engagements de Première ministre et de femme ; quitte à mettre sa propre démission dans la balance si Emmanuel Macron s'efforçait de continuer à les couvrir. Soit elle se tait et ne fait rien, prouvant qu'elle n'a pas été mise à ce poste pour conduire un gouvernement, mais uniquement pour obéir à des ordres et servir de caution morale à de potentiels agresseurs qui s'essuient les pieds sur son autorité. Cette dernière voie risquerait de donner l'image que Matignon ne serait qu'un éphémère secrétariat féminin au service d'hommes, dont certains abuseraient de leur pouvoir mais dont tous partageraient le même mépris pour les femmes.