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Billet de blog 12 juin 2024

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Face à la menace : continuer d’enseigner

« L’extrême droite ne conquiert pas le pouvoir, on le lui donne ». Les mots de l’historien Johann Chapoutot sur les heures sombres de notre histoire sont tristement d’actualité. Face à la menace d’extrême droite, continuer d’enseigner l’histoire, c’est former des citoyens capables de défendre la démocratie lorsqu’elle vacille.

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En accédant à la demande de Jordan Bardella de dissoudre l’Assemblée nationale, Emmanuel Macron acte l’horizon funeste d’un compromis entre un libéralisme devenu autoritaire et l’extrême droite. Dans un moment où la majorité, une partie des républicains (héritiers du gaullisme) et de nombreux médias semblent avoir oublié notre histoire et celle du parti de Marine Le Pen, la place des historiens et des professeurs de l’Éducation nationale semble à la fois centrale et incertaine. Réaffirmer leur rôle, reconstruire cette institution alors que nous pourrions basculer dans un autre régime doit faire partie des priorités.

Enseigner sous l’extrême droite ?

On pourrait presque se méprendre entre la destruction déjà en cours de l’Éducation nationale et le programme du Rassemblement National : retour de l’uniforme, suppression de « milliers de postes » et ouverture de «l’école sur le monde du travail ». Ne nous y trompons pas. En effet, si les orientations politiques en matière d’éducation ont toujours été soumises au bord politique de Matignon, ce qui attend l’enseignement, si le Rassemblement National prend le pouvoir, est sans commune mesure. 

Dans le programme de Marine Le Pen de 2022, on retrouve, noir sur blanc, la volonté de transformer les enseignants en de « fidèles exécutants de programmes politiques » définis « par le Parlement ».  En d’autres termes, le parti d’extrême droite entend remettre aux pas les enseignants.

Pour comprendre concrètement, il suffit de tourner nos regards sur le régime de Viktor Orban au côté duquel la patronne de l’extrême droite s’affichait fièrement en septembre dernier. Quelques mois après cette rencontre était votée une loi appelée « vengeance » contre les enseignants. Dans un contexte de fortes mobilisations des enseignants, le Fidesz (parti au pouvoir) a décidé de mettre fin au statut de la fonction publique qui protégeait les professeurs jusqu’à lors. Si ces derniers souffraient déjà des pires salaires de l’UE (entre 500 et 1000 euros par mois), ils ne seront désormais plus protégés par le Code du travail.

Tandis que l’extrême droite semble gagner des voix parmi les fonctionnaires, derrière le discours d’un « Etat fort » se cache en réalité une constante volonté d’assécher les services publics. Entre allègement de cotisations des employeurs, réductions d’impôts sur les successions et sur les donations, l’Institut Montaigne chiffrait une baisse de 40 milliards d’euros de recette pour l’Etat dans le programme du RN. Ces économies, directement inspirées des courants libertariens, n’ont d’autres buts que de détruire notre modèle social et de rompre avec la promesse d’égalité consubstantielle à l’école et aux services publics.

Or, le métier d’enseignant, sa capacité à questionner le monde, à former des individus émancipés constitue l’ennemi constant de l’extrême droite à travers les époques et les pays. C’est donc tout naturellement que Marine Le Pen souhaite « reprendre en main le contenu et les modalités des enseignements » en donnant la possibilité au Parlement de « fixer de manière concise et limitative ce qui est attendu des élèves à la fin de chaque cycle ». Jamais dans l’histoire de la Vème république une telle tâche n’a été confiée à une institution par nature politique.

Cette révolution est promise au service d’une distorsion de l’histoire et de sa méthode au profit d’un projet nationaliste qui entend faire de l’école le « vecteur de transmission de l’histoire de France et de son patrimoine ». En clair, faire de bons petits patriotes amoureux d’une patrie ethno-raciale comme le voulait le géographe Paul Vidal de La Blache après la Première Guerre mondiale.

Cette mise sous tutelle s’accompagnerait de l’apanage des régimes autoritaires, celui de la surveillance. Sont ainsi prévus un « renforcement de l’exigence de neutralité absolue (sic) des membres du corps enseignant en matière politique, idéologique et religieuse vis-à-vis des élèves qui leur sont confiés », un « accroissement du pouvoir de contrôle des corps d’inspection en la matière », et une « obligation de signalement des cas problématiques sous peine de sanctions à l’encontre des encadrants »

L’histoire falsifiée souvent mise en avant par le RN refait par ailleurs surface dans un moment où le négationnisme prospère. Tandis que le 10 juin dernier, l’Élysée commémorait le massacre de la population du village d’Oradour-sur-Glane (Haute-Vienne) par la Waffen SS le 10 juin 1944, Médiapart révélait l’inaction de l’Etat contre la réédition de livres niant le massacre.

Dans ce contexte, il paraît utile de rappeler les mots de Jean-Marie le Pen à propos d’Ouradour : « si les Allemands avaient multiplié les exécutions massives dans tous les coins comme l'affirme la vulgate, il n'y aurait pas eu besoin de camps de concentration pour les déportés politiques » avant d’estimer que l’occupation allemande n’avait « pas été particulièrement inhumaine ».

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Allégorical portrait © Juriaen Jacobsz

Les instituteurs, premiers résistants

Pourtant, dans les moments les plus sombres de notre histoire, les enseignants ont montré combien la démocratie pouvait compter sur leur soutien. A l’été 1940, Philippe Pétain présente une réforme de l’enseignement inscrite dans le cadre de la révolution nationale et du funeste « Travail, Famille, Patrie ».

Cette transformation réactionnaire et contraire aux principes des lois Ferry (un enseignement religieux est réintroduit dans les écoles en janvier 1941) se traduit également par une refonte des programmes, une réécriture de l’histoire en minorant notamment l’importance de la Révolution française.

Cependant, cette machinerie implacable se heurte à un groupe social homogène et formé aux valeurs de la République : les instituteurs. Dans son ouvrage « Vichy face aux instituteurs. Réformer les politiques scolaires en contexte autoritaire », la politologue Juliette Fontaine montre comment la volonté du pouvoir a échoué « sur une forme d’inertie du corps enseignant ». C’est de cette leçon dont nous pouvons aujourd’hui nous inspirer.

Certes, l’extrême droite n’est pas au pouvoir et il est encore temps de retourner la table, mais la reprise en main des programmes a déjà été amorcée comme en témoigne les nouvelles questions proposées au concours du Capes 2026. Calquées sur les programmes du secondaire, les nouvelles questions ne proposent aucune réflexion historiographique, aucune mise en perspective.

En somme, elles ignorent la complexité de l’histoire et par la même occasion celle des professeurs réduit à réciter des textes comme de « fidèles exécutant ». Comme le remarque Juliette Fontaine, la pente est déjà visible comme elle l’était dans les années 40 : « je constate ensuite que les politiques pensées avant-guerre font l’objet de décisions au sein du ministère de l’Instruction publique – dirigé par des traditionalistes comme par des technocrates – de 1940 à 1942 et commencent à trouver des applications concrètes sur le terrain au début de la période vichyste (la modification des programmes et de la formation des instituteurs est amorcée) ».

Illustration 2
Dans une école de jeune fille en 1945 © AFP

Former des individus émancipés

 Face à la pente, enseigner les concepts, les outils intellectuels, constitue un remède indispensable. Alors que le pouvoir en place voudrait faire de l’école, un centre de formation de futurs salariés, réaffirmer son rôle émancipateur est central. Cette complicité programmatique visible entre la macronie et le Rassemblement National poursuit le même objectif : que les futures générations cessent de questionner l’ordre établi, celui du libéralisme pour le dire plus clairement.

 Comme le rappelait l’historien Christian Grataloup dans les années 80 : « le véritable savoir est gênant pour le pouvoir, il permet d’analyser les mécanismes sociaux et les hiérarchies en place ». Dès lors, enseigner les sciences sociales c’est former des individus émancipés capables de produire de la pensée : « Il ne s’agit pas seulement d’accumuler des litanies de fais connus, de petits tas de choses sues et destinés à disparaître plus ou moins vite mais de faire naître une structure vivante, une science incarnée capable de proliférer, un bon cancer mental en quelque sorte ». Tant que nous continuerons à travailler à cela, rien ne saura jamais trop et puisque, comme le dit souvent Yoann Chapoutot, faire de l’histoire « c’est ouvrir le champ des possibles » alors tout reste à faire, il est encore temps.

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