De la comparaison en histoire
Avant d’entrer dans les détails troublants de la fin de la démocratie allemande, il faut sans doute, comme le fait Chapoutot dans son épilogue, rappeler la pertinence et les limites de la comparaison en histoire pour saisir sans malentendus celle que l'historien a récemment étayé. Dissipons tout d’abord le contresens le plus fréquent, celui de l’historien objectif détaché de son sujet et surplombant ses propres sentiments ou orientations politiques. Si le mythe est tenace, la brume a, depuis longtemps, été dissipée : « Nous attendons de l’historien une certaine qualité de subjectivité, non pas une subjectivité quelconque, mais une subjectivité qui soit précisément appropriée à l’objectivité qui convient à l’histoire »[1]. Formulée par Paul Ricoeur dans Histoire et Vérité, cette analyse souligne avec finesse la subjectivité consubstantielle au travail de l’historien qui ne saurait cependant s’abandonner à la déformation des faits, des sources ou des témoignages.
L’autre grande critique formulée à l’égard des comparaisons historiques pourrait sans doute être résumée par la formule de Thucydide : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même bain ». Pourtant, avant de tracer une frontière sévère entre le passé et le présent, Johann Chapoutot nous rappelle que bien d’autres, avant lui, ont souligné la persistance de certaines structures dans l’histoire. Dans un ouvrage rédigé clandestinement sous l’occupation allemande, l’historien Jules Isaac assumait la position d’une histoire engagée où l’Antiquité sert à dire le présent ou plutôt à lui donner un regard nouveau. Le coup d’Etat d’Athènes (411 – 404/3 avant. J-C.) sert à éclairer la France de Vichy en isolant des mécanismes récurrents : l’invocation du « salut public » par une coalition de notables préférant la collusion avec l’ennemi. Ce miroir antique dénaturalise Vichy : la « modération » affichée masque une prise de pouvoir oligarchique qui étrangle les libertés. Isaac nous instruit, comme l’écrit Pascal Ory : « qu’il y a des constances et des récurrences dans l’histoire de notre espèce ». Ces récurrences ou récidives pour reprendre le terme de Michaël Foessel[2] ne sont pas des analogies mécaniques mais la réapparition des schémas d’interprétation et de gouvernement que la comparaison sert à mettre en lumière. Il faut souligner le rôle du matérialisme historique comme grille de lecture efficace pour mettre en avant ces récurrences. En effet, le matérialisme historique rappelle qu’au cœur du politique travaillent les rapports de production : ils façonnent des institutions, des idéologies et des crises, et la lutte des classes en règle les bifurcations. Ainsi, on ne juxtapose pas des acteurs ni des images mais des fonctions : celle d’une « défense obstinée de situations et de hiérarchies sociales »[3] par des groupes sociaux. C’est précisément ce que Johann Chapoutot met en avant dans Les Irresponsables : la catastrophe n’advient pas par fatalité ni par « dérapage » individuel, mais parce qu’un faisceau d’intérêts et d’institutions (patronat, haute administration, juristes, notables) fais des choix qui lui ouvrent la voie.
Les libéraux autoritaires ou l’extrême centre au pouvoir
Faire l’anatomie du NSDAP et l’analyse de leur arrivée au pouvoir en voyant dans le petit parti d’extrême droite les « bourreaux de Treblinka »[4] est une erreur téléologique fréquente. Penser et comprendre le nazisme suppose de penser sa généalogie en amont et ses continuités en aval, sauf à croire que le nazisme est un phénomène ex-nihilo. Ainsi, il faut voir en face comment la « modernité nazie » a séduit les élites en faisant de l’Allemagne une zone optimale d’investissement. C’est bien l’extrême centre au pouvoir et les milieux d’affaires qui ont vu les nazis comme les bons élèves d’un Occident capitaliste et colonial. Ainsi, lorsque Jean-Michel Aphatie à l’outrecuidance de rappeler la continuité entre nazisme et colonialisme, les cris d’orfraie de la droite et de l’extrême droite masquent une réalité pourtant déjà établie dans le « Discours sur la colonialisme »[5] d’Aimé Césaire en 1950 : celle du nazisme comme expression paradigmatique et paroxystique de la modernité occidentale.
En mars 1930, Heinrich Brüning, un monarchiste conservateur est nommé à la chancellerie. Celui que l’on surnommait le « chancelier de la faim » en référence à sa politique austéritaire est un monarchiste qui n’a jamais réellement accepté la révolution de 1918-19. Entre mars 1930 et mai 1932, il incarne le basculement d’une République parlementaire en « démocratie autoritaire » en violant, sous couvert de légalité, la constitution. Économiste de formation, Brüning veille à bannir « l’aventure de la dette » et donc à pratiquer une saignée dans l’Etat social allemand : réduction du salaire des fonctionnaires, des dépenses sociales et une politique pro-business. Faute de majorité, Brüning convainc le président Hindenburg de transformer le projet de loi de finances en « ordonnance d’urgence » via l’article 48.2. Commence alors deux années d’un gouvernement décrétin ne gouvernant que par ce tour de force constitutionnel et par la tolérance du SPD (parti socialiste allemand) laissant se banaliser une politique d’épuration social-darwinienne. Cet ensemble pousse la petite-bourgeoisie anti-weimarienne vers le NSDAP permettant aux premières chemises brunes d’entrer fièrement au Reichstag en uniforme.

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Tout lecteur attentif à la politique contemporaine peut aisément établir de nombreuses analogies : une politique austéritaire qui ne se maintient que par le détournement d’un article de la constitution tout en se proclamant « au-dessus des partis ». Si Emmanuel Macron n’est évidemment pas Heinrich Brüning, le parallèle peut bel et bien être soutenu en reprenant notamment le concept « d’extrême centre » de Pierre Serna[6]. Ce que l’historien désigne par le syntagme « d’extrême centre » pourrait être résumé comme une manière de gouverner qui se proclame au-dessus des partis et de la « vieille politique », en dévalorisant la délibération parlementaire. Il en fait une généalogie longue des Thermidoriens qui, après la chute de Robespierre, se proclament « au-dessus des partis » (ni jacobin ni royaliste), qui promet l’apaisement tout en recomposant en réalité l’exécutif à son profit. Cette grammaire politique d’une modération proclamée, d’une technicisation du pouvoir et de la dénonciation des extrêmes rappelle de façon limpide celle du jeune mouvement En Marche.
Les années Brüning comme celles du macronisme peuvent donc aisément se retrouver sur les points saillants de l’extrême centre tant elles en sont la caricature. La rhétorique est celle d’une vision social-darwinienne où « ceux qui ne sont rien » sont autant responsables de leur désarroi social que ne l’est Bernard Arnault de sa prétendue réussite. Mis en regard, l’aveu prosaïque de Brüning - « La restauration de la Monarchie ne me dérange en rien » et la confidence d’Emmanuel Macron - « Il y a dans le processus démocratique et dans son fonctionnement un absent. Dans la politique française, cet absent est la figure du Roi, dont je pense fondamentalement que le peuple français n’a pas voulu la mort »[7]- ne disent pas la même époque, mais laissent percer une même tentation : celle d’un pouvoir un et surplombant se drapant dans la neutralité pour justifier de la verticalité de l’exécutif au nom de l’efficacité et de l’ordre.
Hugenberg hier, Bolloré aujourd’hui – la force de frappe médiatique de l’extrême droite
Deux autres personnages, au rôle éminemment central, peuvent être rapprochés. Alfred Hugenberg, surnommé le « Führer oublié » par certains historiens, va transformer l’espace public allemand en véritable incubateur des idées d’extrêmes droite. Cet économiste de formation devient une sorte de lobbyiste en faveur d’une réforme agraire visant à installer sur les terres prussiennes des « exploitations viables pour des familles saines ». Les prémices d’une volonté de l’espace vital allemand sur un biotope débarrassé de tous ces parasites (comprendre les marginaux, les juifs, les handicapés, les Polonais…etc.). Pour mener à bien son projet politique Hugenberg, seigneur de l’industrie lourde, va racheter à tour de bras des milliers de titres de presse sans cacher son objectif final : « Tous nos efforts et nos projets seraient réduis à rien si nous ne disposions pas des moyens d’avoir une influence sur l’opinion publique ». Un magnat de la presse mettant à profit son capital médiatique au service d’un projet politique, la comparaison avec sa version contemporaine semble là encore féconde bien qu’ils existe de nombreuses limites.

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En 1929, Hugenberg lance avec Hitler et Stahlhelm, le comité de référendum contre le plan Young (une nouvelle version des dettes à payer pour l’Allemagne suite au traité de Versailles). Si notre protagoniste va ensuite s’engager en politique sous l’étiquette du DNVP (parti de droite) jusqu’à en prendre le contrôle en 1928, l’alliance avec les nazis est explicite et structurée : il fait entrer Hitler au « Reich Committee » contre le plan Young (1929) puis scelle la Harzbug Front (1931), véritable cartel de « l’opposition nationale » qui donne aux nazis une respectabilité bourgeoise et un tremplin national. A l’inverse, Bolloré n’érige pas de pactes partisans, mais une coalition médiatique et n’est (pour le moment) jamais entré dans l’arène politique. De Weimar à la France contemporaine, la leçon est constante : qu’elle prenne la forme d’un cartel politique affiché ou d’un écosystème de médias affinitaires, la concentration médiatique fabrique un levier d’agenda au bénéfice des droites radicales. En miroir d’Hugenberg, l’empire Bolloré montre qu’il n’est pas nécessaire de signer une coalition pour en produire les effets : il suffit d’installer durablement les mêmes thèmes, les mêmes voix et la même dramaturgie pour déplacer le centre de gravité du débat public.
La compromission des élites : mode d’emploi d’une catastrophe
Nous avons vu de quelle manière l’urgence déflationniste entre 1930 et 1932 sert au gouvernement Brüning de matrice à la pente autoritaire : la « normalité » d’un gouvernement ne se maintenant au pouvoir que par décret et tolérance du SPD vide la démocratie allemande de sa substance et gonfle le vote du NSDAP. Brüning, jugé trop proche du SPD chute en juin 1932. Le journal de Goebbels, cité de nombreuses fois dans l’ouvrage de Chapoutot, nous renseigne sur la bêtise des élites en place pensant profiter de la force de frappe militante du NSDAP (y compris de sa violence) tout en maîtrisant le parti. Alors que le gouvernement de Franz von Papen (juin 1932) arrive aux affaires sans base parlementaire, les nazis sont traités en partenaire d’ordre : on lève l’interdiction des SA/SS (avril-juin 1932). Goebbels ne manque pas de souligner son « sentiment heureux que personne ne se doute de rien ».

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Dans ce contexte ce que l’on désigne désormais comme le « coup de Prusse » (20 juillet 1932) est peut-être la victoire des nazis avant l’heure. Prétextant l’incapacité du gouvernement social-démocrate prussien à maintenir l’ordre après une émeute à Altona dont la SA est en réalité responsable (comme 80 % des exactions politiques), le président Hindenburg nomme Franz von Papen « commissaire du Reich pour la Prusse ». Les opposants politiques (de gauche) sont réprimés, l’appareil coercitif exécutif est désormais au service des mêmes objectifs que les nazis : anéantir le « bolchevisme culturel ». Sous cet angle, le coup de Prusse n'est pas un épisode périphérique, mais la pierre d’angle administrative et juridique de la prise de pouvoir nazie. Ainsi, le « pari » des élites consiste ici à tester sur un Land les instruments qui seront bientôt utilisés à l’échelle de l’Etat tout entier : l’exception légale, la mise au pas policière et la désactivation du contre-pouvoir parlementaire. Le chemin vers la dictature est balisé.
Cette tentation d’un état d’exception banalisé et d’un Etat de droit « ajustable » affleure certaines rhétoriques contemporaines comme lorsque Bruno Retailleau affirme sans ciller que l’Etat de droit n’est « ni intangible ni sacré »[8]. Elle se lit aussi dans la criminalisation de mobilisations écologistes, où le terme « écoterrorisme »[9] a servi à élargir la fenêtre d’Overton (ce qui est dicible dans l’espace public). Surtout, des dispositifs institutionnels ont été activés pour surveiller et dissuader ces mouvements pourtant constitutifs de la vie démocratique : la cellule Déméter de la gendarmerie – une unité dédiée à la protection du monde agricole (intrusions, dégradations, menaces) mise en place dans un partenariat avec la FNSEA et les Jeunes Agriculteurs - a vu, en 2024, certaines de ses missions, notamment le « suivi des actions de nature idéologique » lié au maintien de l’ordre, validées par le Conseil d’État malgré un contentieux nourri.
Cependant, des différences décisives avec 1932 demeurent : nous n’avons évidemment pas une portion de notre territoire mise sous tutelle d’un gouvernement dans une forme de bascule fédérale-autoritaire. Dans les deux cas, comme le remarque Chapoutot, il est intéressant de regarder comment « à paramètres normatifs constants, un homme, un groupe, une volonté infléchit l’usage d’un texte jusqu’à changer la nature même du régime »[10].
Face au fascisme : le zèle des affaires
L’une des pierres angulaires qui manque à notre développement se trouve dans l’impressionnante décomplexion avec laquelle les milieux d’affaires ont adhéré et même travaillé à l’arrivée du NSDAP. Dissipons tout d’abord l’un des arguments toujours utilisé par la droite et l’extrême droite : les nazis sont socialistes, c’est même dans leur nom « le parti national-socialiste des travailleurs allemands ». Un leurre politique pour attirer un électorat socialiste notamment représentée par la ligne Otto Strasser qui abandonne le navire nazi en laissant un manifeste actant le départ des « socialistes » du NSDAP en 1930.
Plus qu’un leurre, le nom du parti est à l’exact opposé de son programme qu’Hitler va s’atteler à partager auprès de l’élite patronale. Entre 1927 et 1932, un patient travail de respectabilisation fait passer Hitler des brasseries aux salons d’affaires : dîners chez l’industriel Emil Kirdorf (conférence privée en octobre 1927, puis rencontre avec des sidérurgistes en août 1931) jusqu’au discours au “Club de l’industrie de Düsseldorf” (27 janvier 1932), prononcé devant environ 650 patrons dans le grand ballroom du Parkhotel. Hitler y calibre son message pour un auditoire d’entreprises : exaltation du « chef », promesse d’ordre, anti-marxisme, respect de la propriété privée et primat de la volonté politique — autant de gages destinés à lever les réticences et à le rendre fréquentable aux yeux du grand patronat. Cette mise en scène s’adosse à des réseaux dédiés (le Keppler-Kreis, cercle d’industriels rapprochant affaires et NSDAP) et débouche, quelques mois plus tard, sur « l’Industrielleneingabe » (19 novembre 1932), pétition de Schacht, Thyssen, von Schröder et d’autres poids lourds demandant à Hindenburg de nommer Hitler chancelier. Bref : une co-production des élites économiques qui, en offrant tribunes, gages et intercesseurs, transforme un chef de parti radical en interlocuteur “salonfähig” — prélude décisif à la solution de palais de janvier 1933.
L’objectif de Johann Chapoutot, n’est pas d’être un oracle sur le « retour » des années 30, mais de pratiquer la méthode de l’historien : regarder, avec la subjectivité disciplinée que réclame l’histoire. La comparaison proposée n’empile pas des analogies : elle cherche des homologies de fonction tout en admettant ses limites. Elle s’inscrit par ailleurs dans une tradition qui sait qu’il existe des récurrences sans répétition. L’enjeu n’est donc pas de rejouer la fin de Weimar mais d’aiguiser notre vigilance : observer comment l’exception devient routine, comment « l’efficacité » sert d’argument universel. Les démocraties ne s’effondrent presque jamais d’un coup mais se défont par renoncements ou complicités successives. Dans ce contexte, il semble plus que jamais important de défendre la mémoire lucide des mécanismes qui, hier comme aujourd’hui, apprivoisent l’inacceptable.
[1] Jules Isaac, Les Oligarques. Essai d’histoire partiale, Paris, Éditions de Minuit, 1945.
[2] Michaël Fœssel, Récidive. 1938, Paris, Presses universitaires de France (PUF), 2019.
[3] Johann Chapoutot, Les irresponsables..op cit.
[4] Johann Chapoutot, Les irresponsables..op cit.
[5] Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence Africaine, 1955.
[6] Pierre Serna, L’extrême centre ou le poison français. 1789–2019, Ceyzérieu, Champ Vallon, « L’esprit libre », 2019.
[7] « Emmanuel Macron est-il royaliste ? », Les Inrockuptibles, 10 juillet 2015, en ligne : lesinrocks.com/2015/07/10/actualite/emmanuel-macron-est-il-royaliste-11760072 (consulté le 18 août 2025).
[8] Bruno Retailleau, entretien au Journal du dimanche, 28 septembre 2024 : « L’État de droit, ça n’est pas intangible ni sacré… ». (Contexte et citation repris par le JDD et par plusieurs médias.)
[9] Le Monde, Nicolas Truong, « L’“écoterrorisme”, une arme politique pour discréditer la radicalité écologiste », 17 mai 2023 (mise au point : notion sans existence juridique en droit français)
[10] Johann Chapoutot, Les irresponsables...op cit.