Autocratisation, retour en 1989
Le 9 novembre 1989, un vent de liberté soufflait sur le monde, le mur de Berlin venait de tomber, emportant avec lui les heures sombres de l’histoire. Déjà, à l’été 1989, l’article désormais célèbre de Francis Fukuyama prédisait « La fin de l’histoire » par l’avènement de la démocratie libérale comme « le point final de l’évolution idéologique de l’humanité » et « la forme finale de tout gouvernement humain ». Vingt-trois ans plus tard, le constat est tout autre.
Le rapport des chercheurs de l’institut V-Dem confirme au contraire un déclin démocratique en cours depuis une dizaine d’années. Si l’avènement du modèle démocratique a connu une progression entre 1989 et 2012, il est désormais en chute libre : « Le niveau de démocratie dont jouira le citoyen mondial moyen en 2021 est tombé au niveau de 1989 ». Pour effectuer ce calcul, le rapport distingue une typologie des régimes politiques, basé sur la plus ou moins grande qualité des libertés fondamentales et de la vie politique permettant de distinguer les « démocraties libérales» ou « électorales », des autocraties « électorales » ou « fermées ».

Cette typologie permet de quantifier précisément le processus d’autocratisation en cours durant la dernière décennie. Alors qu’en 2011, la population mondiale vivant dans un régime autoritaire était de 49%, elle était de 70 % en 2021. Dans le même temps, si 5 % de cette population était confrontée à un processus d’autocratisation il y a 10 ans, c’est aujourd’hui un tiers qui est concerné par le phénomène.
Les chercheurs s’inquiètent également d’un fort recul des mobilisations de masse face à un autoritarisme que la pandémie de Covid-19 n’a fait que renforcer. Cette démobilisation ne fera que pérenniser le continuum autoritaire qui semble s’installer dans de nombreux pays. Les mobilisations de masses sont en revanche détournées par certains dirigeants contre la démocratie. Le rapport prend alors exemple sur l’attaque du capitole, symbole criant d’une tentative de coup d’état sans équivalent dans l’histoire des États-Unis.
Spirale autoritariste
Partout dans le monde les bruits de bottes se font entendre. La situation en Afrique de l’Ouest, prise dans une spirale de coups d’états, inquiète les chercheurs. C’est par le Mali que la tâche d’huile militariste a commencé son étendue, lorsqu’en mai 2021, l'acte fondamental adopté par le CNSP fait d’Assimi Goïta le chef de facto de l'État malien. En septembre, les prétoriens kaki, menés par Mamady Doumbouya capturent Alpha Condé, président de la République de Guinée dans son troisième mandat. Au Burkina Faso, le 24 janvier 2022, la télévision publique publie une lettre de démission signée par le président Kaboré. Le lendemain, le colonel Sandaogo Damiba apparaît comme le nouvel homme fort du pays. Fait majeur, chaque coup d’état est acclamé par la rue qui perçoit dans ces jeunes officiers aux bérets rouges un dernier espoir de redresser le pouvoir et surtout de rétablir la sécurité face aux attentats incessants.

Par son ampleur et sa réussite, cette vague autoritaire inquiète la communauté internationale sans que celle-ci n’ait réellement de prise sur les évènements. Les condamnations s’accumulent, les coups d’états aussi. Les chercheurs de l’institut perçoivent dans ce phénomène un « retournement de tendance ». Alors qu’à la fin de la guerre froide l’implication des militaires dans les transferts de pouvoirs avaient tendance à régresser, l’utilisation de la force comme mode d’action politique semble désormais se banaliser. On touche ici à la conséquence directe d’une montée de l’autoritarisme, celle de l’affaiblissement des normes et de la coopération internationale alors que les défis climatiques et sanitaires s’annoncent.
Polarisation et anti-pluralisme, le trumpisme se répand
Il y a, dans la régression démocratique pointée par le rapport, une pente plus insidieuse empruntée par de nombreuses démocraties, celle d’une polarisation exacerbée. Si la polarisation peut, en démocratie, avoir des effets tout à fait bénéfiques tant dans l’espace public que politique, il s’agit ici d’une fracture entre les citoyens et les partis qui ne permet ni dialogue ni compris. Comment trouver un consensus lorsqu’on ne partage plus un socle commun de valeurs et de faits ? Cette question s’applique particulièrement aux États-Unis où « 70 % des électeurs du parti républicain aux États-Unis continuent de croire qu’à l’élection présidentielle de 2020, la victoire a été volée à Donald Trump », comme le rappelle Dominique Moïsi, conseiller spécial de l’Institut Montaigne.

La méthode utilisée par Donald Trump, pour continuer à exister politiquement, inspire déjà d’autres dirigeants comme le président brésilien Jair Bolsonaro, désormais en fin de mandat. En seconde position dans les sondages derrière Lula, l’ancien militaire semble avoir choisi la thèse de la fraude au vote électronique, pourtant utilisée depuis 1996, pour discréditer la future élection. Le 11 août dernier, de nombreux citoyens brésiliens se réunissaient devant la Faculté de droit de l’université de São Paulo, lieu emblématique de la chute du régime militaire en 1977. Une lecture publique d’une «Lettre aux Brésiliennes et aux Brésiliens pour la défense de l’Etat de droit», a été donnée dans 39 universités afin d’alerter sur un potentiel coup d’état.
Aux États-Unis ou au Brésil, la polarisation accroît les tensions et favorise l’arrivée des forces anti-pluralistes, faisant des « fakes news » ou de la rhétorique anti-système un juteux fond de commerce électoral. À l’aide d’outils statistiques, les chercheurs de l’institut V-Dem établissent une relation claire « entre polarisation toxique et autocratisation, qui se renforcent mutuellement, corroborées par les données issues du Brésil, de la Hongrie, de l’Inde, de la Pologne, de la Serbie et de la Turquie ».
Et si Karl Polanyi avait raison ?
La régression des gains démocratiques démontrée par le rapport V-Dem fait indirectement écho à l’économiste hongrois Karl Polanyi et sa théorie du « double mouvement ». En 1944, Polanyi publie « The Great Transformation », un ouvrage majeur dans la critique du système capitaliste. La démarche utilisée par l’économiste est novatrice : en retournant aux sources philosophiques et anthropologiques de l’avènement du marché, il démontre qu’il est le fruit d’une construction sociohistorique à l’opposé d’une supposée pente naturelle.
L’auteur commence sa démonstration par l’étude de sociétés traditionnelles où l’économie est encastrée dans le social. Par exemple, la tribu des Maijunas en Amazonie du Pérou utilisait une économie de la « réciprocité » où les aliments n’étaient pas une monnaie d’échange mais un service remboursé lorsque le bénéficiaire le pouvait. Le social et l’économie ne faisaient qu’un. Au XVIIIe siècle, avec l’avènement du mythe d’un marché autorégulateur, le social et l’économie se détachent. La société devient progressivement un auxiliaire du marché où tout devient valeur marchande. Les hommes n’auraient qu’un seul but, celui d’une quête perpétuelle de profit.
Pour Polanyi, le capitalisme porte en lui sa propre négation. La libre concurrence, censée garantir le meilleur gain économique pour tous, aboutit en réalité à des situations de monopoles où une minorité de la population se partage l’ensemble des richesses. Face au mouvement de libéralisation du marché, Karl Polanyi observe un contre-mouvement réactionnaire d’autoprotection de la société. Pour le démontrer, l’auteur s’appuie sur l’issue catastrophique connue par l’Europe dans les années 30. Autrement dit, il analyse la montée des régimes nazis et fascistes comme le produit inéluctable du système capitaliste : « la privation totale de liberté dans le fascisme est, à vrai dire, le résultat inéluctable de la philosophie libérale qui prétend que le pouvoir et la contrainte sont le mal ».
Alors que notre économie ne cesse de se libéraliser, le retour des régimes autoritaires illustré par le rapport V-Dem, serait-il le symptôme du double mouvement décrit par Polanyi ? Une chose demeure, l’accélération des coups d’états, des fakes news et de la polarisation nous montre que l’idéal démocratique ne peut être pleinement atteint mais doit sans cesse se poursuivre.