Un énième meurtre policier après un refus d’obtempérer - 16 depuis un an et demi -, vidéo à l’appui, a mis le feu aux poudres. Comme en 2005 après la mort de Zyed et Bouna. Plusieurs nuits d'embrasement dans l’Hexagone : pillages, véhicules incendiés, bâtiments publics détruits. La plupart des exactions ont été commises au cœur des quartiers populaires et les conséquences directes vont toucher les habitants de ces territoires. Le constat est partagé. Mais, dans le processus de fascisation du pays qui gagne du terrain dans une majeure partie du spectre politique, il faut affirmer que la colère est légitime. Une rage incontrôlable, éminemment politique, qui ne peut être jugée inexplicable ou injustifiée.
Dans ce contexte, le sentiment d’auto-destruction qui règne au lendemain des révoltes peut être vu comme le résultat de l’absence d’auto-organisation populaire et antiraciciste dans les quartiers, largement empêchée par la gauche institutionnelle dont le PS a été le porte-voix. Les promesses électorales et les trahisons qui ont suivies sont des plaies qui ne sont toujours pas refermées. Une dépolitisation criante qui raisonne avec les conditions matérielles d’existence qui laissent peu de de temps pour le militantisme. Par exemple, en Seine-Saint-Denis, département le plus pauvre de France métropolitaine, subvenir à ses besoins est prioritaire, devant la faillite d’un État qualifié d'inégalitaire et inadapté par un rapport parlementaire de 2018. Pour ces raisons, il est urgent de transformer la colère en horizon politique afin que les événements actuels soient le point de départ d’une véritable organisation dans les quartiers populaires sous l’impulsion de l’éducation populaire. En phase avec la gauche traditionnelle, mais plus sous sa tutelle.
Une semaine après les faits et l’ignominie que représente un tir à bout portant d’un policier, surarmé et surprotégé, qui a ôté la vie d’un adolescent et détruit une famille, le débat s’est déplacé. Sa qualité brille par sa médiocrité. Les personnalités politiques se renvoient la balle au cours d'un jeu morbide pour savoir si les personnes interpellées s'appellent Omar, Samuel ou Moussa sous couvert de statistiques ethniques. Consternant. On ne parle plus du problème systémique de racisme qui pollue la police française. Rappelé à l’ordre par l’ONU et le Conseil de l’Europe, le nœud du problème est invisibilisé par le pouvoir politique. D’ailleurs, le macronisme est né du dernier quinquennat de la gauche - de droite -. Un mandat de la honte qui a servi de tremplin au jeune Emmanuel Macron et à qui on doit la loi de modification de la réglementation sur l’usage des armes à feu pour les policiers par l’ancien premier ministre Bernard Cazeneuve. Après avoir lancé son mouvement La Convention, il est de retour sur la scène politique avec une ligne intenable entre Macron - pourtant un clone idéologique - et Mélenchon. Une aubaine pour certains médias qui tentent d’imposer cette figure dans le débat public en tant qu’alternative à la NUPES organisée autour de la FI et d’un programme de rupture attendu et réclamé par les électeurs de gauche.
Depuis l’entrée en vigueur de la loi Cazeneuve, les tirs mortels ont été multipliés par cinq. “C’est une loi très particulière, qui déroge à des règles de la Cour européenne des droits de l’homme et a modifié les pratiques des policiers”, relate le sociologue Sébastian Roché, chercheur au CNRS. Le jeu de dupes médiatique, si prompt à regarder outre-rhin quand il fait justifier les contres-réformes libérales comme le recul de l’âge de départ à la retraite, garde sous silence la statistique du nombre de décès en Allemagne suite à un refus d’obtempérer depuis dix ans (1). « L’une des caractéristiques centrales du maintien de l’ordre “à la française” est aujourd’hui que ses promoteurs sont indécrottablement convaincus de son excellence, et de son rayonnement auprès des polices du monde entier, qui nous l’envieraient. », lance Fabien Jobard, sociologue et auteur de Les politiques du désordre. De l’Euro 2016 à la finale Ligue des Champions en passant par Sainte-Soline et la répression des mouvements sociaux, le maintien de l’ordre à la française vit de sombres heures. Un travail de fond, d’analyse de la résurgence des méthodes et des erreurs devrait être mené par le champ journalistique particulièrement hétérogène où les médias dominants dictent le rythme. La concurrence mortifère des chaînes en continu, soumises à la dictature de l’immédiateté où le superficiel, symbolisé par les micros-trottoirs, l’emporte sur les questions de fond. Les éditorialistes, véritables spécialistes des plateaux de télévision partagent la scène avec les syndicats de police, factieux et menteurs. En face de sources incontournables, les adeptes du journalisme de préfecture n’ont pas questionné la tribune écrite par deux syndicats policiers majoritaires qui, pour paraphraser le président de la République, disent : “nous sommes en guerre” et qualifient les jeunes qui ont participé aux violences de nuisibles. L’état de droit bafouée, une fois de plus. C’était déjà le cas lorsque le syndicat policier d’extrême-droite Alliance disait que le problème de la police c’était la justice. Comment peuvent-ils se permettre de tels écarts ? Simplement parce que le pouvoir étatique a peur de sa police. Il ne tient plus que par elle, qui se gargarise de diriger les décisions place Beauvau et d’avoir ejecté de son siège Christophe Castaner.
Dans ce cadre extrêmement tendu, où toutes les digues cèdent les unes après les autres, l’Etat sort les muscles avec une justice de classe particulièrement expéditive. Depuis ce week-end, plusieurs centaines de comparutions immédiates aboutissent à des condamnations à de la prison ferme pour des individus accusés d’avoir volé ou d’avoir été au mauvais endroit au mauvais moment. Opération finale de la stratégie de dépolitisation qui s’opère de bout en bout de la chaîne répressive et judiciaire dans le but de criminaliser et dissuader. Cette fermeté répond à la demande du garde des sceaux, Eric Dupont-Moretti, mis en examen pour prise illégale d’intérêts. Il serait bon de rappeler au ministre de la justice qui pointe du doigt la responsabilité des parents dans la séquence actuelle, que son fils est mis en examen et placé sous contrôle judiciaire pour des soupçons de violences conjugales.
“Je crains qu’on ne soit dans une période de recul à cause du cadrage politique dominant autour de ces émeutes vues comme des enjeux sécuritaires et des problèmes d’intégration… Quand vous ajoutez à cela un climat dans lequel le Rassemblement national est régulièrement considéré comme plus républicain que La France Insoumise, tout ça fait qu’on risque de voir un recul de la tolérance à court terme”, explique le sociologue Vincent Tiberj, spécialiste des comportements politiques. Elisabeth Borne, déclarant la FI hors du champ républicain, lui donne raison. Les surenchères sont permanentes, grossières et très dangereuses dans ce qu’on fait de pire en termes de politique politicienne. Alors que l’extrême-droite se plait dans son costume habituel, le président des Républicains au Sénat Bruno Retaillau s’est lâché sur France Info. “Certes, ce sont des Français, mais ce sont des Français par leur identité", estime le chef de file des sénateurs LR. "Malheureusement pour la deuxième, la troisième génération [les descendants d'immigrés], il y a comme une sorte de régression vers les origines ethniques.” Du racisme décomplexé, sur une chaîne du service public à une heure de grande écoute sans que les journalistes en plateau ne réagissent. Avec Eric Ciotti à sa tête, le parti historique de la droite de gouvernement n’a plus que de républicain que le nom.
L’heure est grave, les perspectives très sombres. L’année 2023 sonne comme une sorte de pic de la crise organique du capitalisme néoliberal dans laquelle nous sommes depuis plusieurs années. Un résumé de ce genre de situation offert par Antonio Gramsci :
« Si la classe dominante a perdu le consentement, c’est-à-dire qu’elle n’est plus "dirigeante", mais uniquement "dominante", et seulement détentrice d’une pure force de coercition, cela signifie précisément que les grandes masses se sont détachées des idéologies traditionnelles, qu’elles ne croient plus à ce en quoi elles croyaient auparavant. La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés »