Lettre ouverte à Monsieur le Président de la République tunisienne
Objet : Franco-tunisienne, toujours mineure à 32 ans, en Tunisie ?
Monsieur le Président de la République, Je m'appelle S., j'ai 32 ans. Je suis franco-tunisienne, et vis depuis près de 15 ans en France. Je suis partie de Tunisie en 2001 dans des circonstances familiales douloureuses, sur lesquelles je ne reviendrai pas.
J'ai mis 13 années avant de pouvoir revenir et affronter un passé familial difficile. Treize longues années... C'était en juin 2014, mon premier retour, en compagnie de mon conjoint et d'une dizaine d'amis, tous français. Ce séjour a été très fort en émotions, comme vous pouvez l'imaginer. Tous les émigrés vous le diront un jour : le pays dans lequel on grandit, on le porte en soi pour toujours. Treize années où le pays a changé, j'ai pu y sentir un air de liberté nouveau, le même que celui ressenti la première fois où nous avions été voter en famille à des élections tunisiennes, et où nous brandissions notre doigt bleu de fierté, en sortant de l'Ambassade de Tunisie en France.
Durant ces 13 années, j'ai appris à grandir, j'ai fait mes études de sciences politiques, passé et réussi les concours de la fonction publique française. J'ai voyagé, vu d'autres horizons, sans doute toujours à la recherche d'un nouveau "chez-moi", en essayant aussi d'aller à la rencontre de tous ces signes, parfois caricaturaux, qui rappellent l’enfance : le jasmin, la mer, les épices, les parfums, les bruits... Mais j'ai réussi : J'ai construit mon être actuel, en assumant, (revendiquant parfois), mes identités et mes richesses : être une jeune femme, bi-nationale, multi-culturelle, vivant simplement sa vie.
Au mois d'avril dernier (avril 2015), malgré l'attentat intervenu du Musée du Bardo, j'ai tenu à retourner en Tunisie avec une amie française. L’envie de dépasser la peur et la bêtise humaine en accomplissant cet acte presque militant : faire découvrir la Tunisie, lui donner sa chance, le temps d'un week-end de Pâques, dans un hôtel luxueux de la banlieue nord de Tunis. L’envie aussi de dissuader les personnes qui annulaient leurs séjours suite à cet acte barbare car je mesure et connais l'importance du tourisme dans l'économie du pays.
J'aurais pu partir ailleurs. Mais je voulais montrer, naïvement, que la Tunisie n'est pas le foyer de l'obscurantisme que certains veulent y voir. Arrivées le 3 avril à Tunis, nous étions censées repartir le lundi 6 avril avec mon amie. J'étais censée reprendre le lendemain mon travail et le cours normal de ma vie.
Or le 6 avril, à l'aéroport de Tunis Carthage, la police des frontières m'empêche de quitter le pays. J'apprends qu'une interdiction de sortie du territoire, dont j'ignorais l'existence, avait été prise à mon encontre par mon père en août 2001, alors que j'étais encore mineure. J'ai eu beau argumenter, j'étais face à l'absurdité incarnée en la personne d'un policier : à 32 ans, face à l'interdiction et à la toute-puissance paternelle, je n'étais plus rien.
A 32 ans, je suis redevenue mineure, le temps d'une semaine de procédures ubuesques. Pendant une semaine, ma vie a été suspendue. Je ne pouvais plus circuler librement.
A 32 ans, j'ai dû faire lever cette interdiction (qui est apparue miraculeusement, suite à une "mise à jour" du logiciel de la police des frontières), alors qu'elle n'a aucune base légale aujourd'hui.
A 32 ans, j'ai dû refaire marche arrière, prouver que j'étais majeure, que je ne voulais pas que mon père ( lui même à l'étranger à ce moment là) intervienne pour que je puisse quitter le territoire tunisien.
A 32 ans, je ne me suis plus sentie en sécurité.
J’ai dû subir un parcours du combattant et une course contre la montre entre le bureau de mon avocat, celui de l’huissier, le palais de justice, l’ancienne demeure de mon père et le ministère de l’intérieur.
Le jour de l’audience, munie de mon passeport et de ma carte d’identité nationale, quand j’ai cru enfin obtenir le sésame, la juge m’a demandé de fournir un extrait de naissance prouvant que j’étais bien majeur. Cela signifiait un report de l’audience et une nouvelle course entre les différentes municipalités de Tunis où la plupart des ordinateurs étaient en panne…
Est-ce là le destin de chaque femme tunisienne ? Sans les amitiés, intervenues de part et d'autre de la Méditerranée, je ne serais peut-être pas en train d'écrire ces quelques lignes, de retour chez moi. Peut-être serais-je encore à me battre pour retrouver à nouveau ma liberté de circuler. La solidarité dont j'ai bénéficié sur place a réussi à contre-balancer toute l'amertume que j'aie pu (et peux encore parfois, je l'avoue) ressentir. Certes oui, ma situation est anecdotique, insignifiante même. J'ai conscience de la chance que j'ai de pouvoir voyager entre les deux rives de la Méditerranée. D'autres, des milliers, y perdent la vie chaque année...
Mais la Tunisie est en train de s'inscrire dans le futur. La Tunisie a ses chances aujourd'hui. Et je fais partie de celles et ceux qui y croient. Néanmoins, tout progrès ne doit-il pas se faire dans le respect du cadre légal ? Car c'est un principe fondamental qu'un État de Droit se doit d'être garant de la sécurité de tout un chacun : femmes, hommes, touristes, visiteurs, investisseurs. C'est à mon sens, l'une des conditions sine qua non de tout développement de la Tunisie.
S.