Titularisation sans concours : la tentation dangereuse d’une fonction publique à deux vitesses
Par Mehdi Allal, enseignant en droit public, chercheur associé en politiques publiques comparées et militant pour un service public inclusif et équitable
La fonction publique, ce socle républicain fondé sur les principes d’impartialité, de compétence et d’égalité d’accès, traverse une crise silencieuse mais déterminante : celle de la précarisation durable de milliers d’agents contractuels.
Pour y remédier, le législateur a, ces dernières années, multiplié les dispositifs de « CDIsation » des agents publics, contournant souvent la voie royale du concours et du stage d’intégration. Une « régularisation par le bas » qui suscite de légitimes interrogations constitutionnelles, comme vient le rappeler l’affaire récemment portée devant le Conseil constitutionnel à la suite d'une QPC transmise par le Conseil d'État, à l'initiative d'une contractuelle du ministère des Armées.
À première vue, le processus paraît vertueux. Qui ne serait pas favorable à la stabilisation de femmes et d’hommes investis, souvent sous-payés, toujours engagés ? Pourtant, cette tendance à pérenniser des situations contractuelles précaires, sans passer par les concours ou les procédures de titularisation classiques menace le principe fondamental d’égal accès aux emplois publics, inscrit à l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Derrière la promesse de reconnaissance se cache une brèche inquiétante : celle de l'institutionnalisation d'une fonction publique à deux vitesses. D’un côté, les titulaires, recrutés sur concours, bénéficiant d’une formation initiale, d’une carrière et de garanties statutaires. De l’autre, des contractuels stabilisés à travers des textes dérogatoires, souvent sans que leur poste ait été publié ou ouvert à la compétition républicaine.
Où est l’égalité des chances, dans ce cadre où les besoins temporaires masquent des emplois en réalité permanents, et où la transformation en CDI repose plus sur l’ancienneté, que sur une évaluation comparative des mérites ?
Le cas examiné aujourd’hui par le Conseil constitutionnel est emblématique. La requérante, engagée plusieurs années au ministère des Armées, se voit refuser un CDI au motif que ses premiers contrats visaient à pallier temporairement une vacance de poste. Ces CDD ne compteraient donc pas dans le décompte des six années nécessaires à la transformation en CDI, comme le prévoit l’article L.332-4 du code général de la fonction publique. Le cœur du litige ? Une rupture d’égalité entre des agents exerçant parfois les mêmes fonctions, mais régis par des logiques administratives opaques.
La démarche de la requérante invite à un double débat salutaire. D’une part, sur la conformité de ces règles avec les droits fondamentaux ; d’autre part, sur la cohérence globale de notre politique de gestion des ressources humaines dans le secteur public.
Veut-on vraiment pérenniser l’idée que l’entrée dans la fonction publique peut se faire sans concours, par glissement progressif et silencieux ? Peut-on tolérer que les administrations abusent des CDD pour gérer leurs effectifs au gré des cycles budgétaires, tout en excluant ensuite ces mêmes agents des droits à stabilisation ?
Le Conseil constitutionnel est désormais saisi. Il devra se prononcer non seulement sur la constitutionnalité formelle d’un article de code, mais aussi – et surtout – sur l’esprit d’un service public à la française : fondé sur l’équité, le mérite et l’universalité. À l’heure où la défiance envers les institutions gagne du terrain, il serait dangereux de donner l’image d’un système qui stabilise les précaires, sans les intégrer réellement, ni garantir une égalité d’accès aux postes par des procédures transparentes.
Loin de vouloir condamner toute logique de "déprécarisation" – au contraire ! – cette tribune appelle à un sursaut démocratique : redonner au concours et aux procédures équitables de recrutement la place centrale qu’ils méritent. Offrir aux agents contractuels un véritable accompagnement vers la titularisation, par la formation et l’ouverture de concours réservés, et non par l’opacité de décisions discrétionnaires.
C’est à ce prix que nous préserverons ce qui fait la grandeur de notre fonction publique : l'exemplarité républicaine, la garantie des droits pour tous les agents, et l'égalité réelle dans l’accès aux responsabilités publiques.
Vers laquelle le concours, quel que soit ses destinataires, et l'anonymat qui s'y rattache de manière partielle, n'est pas l'unique voie d'accès, mais la moins pire, jusqu'à ce que les pouvoirs publics, notamment le juge constitutionnel, trouve une meilleure méthode, fondée notamment sur des valeurs ou des vertus républicaines plébiscitées, comme le travail ou le courage face à l'adversité, puisse venir constituer un socle admissible et raisonnable pour recruter ;
et non reculer devant les difficultés rencontrées par les employeurs du service public ou de la puissance publique, mais aussi de la justice sociale, du développement économique et de la transition écologique, sans constamment rafistoler, se décharger sur une externalisation hors-contrôle, voire hors-contrat...