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Attaché principal des administrations parisiennes / Chargé de mission "Promesse républicaine" (DDCT) / Chargé de TD en droit constitutionnel à Paris Nanterre / Fondateur & Responsable du pôle "vivre ensemble" du think tank "Le Jour d'Après" (JDA) / Président de l'association La Casa Nostra / Membre du club du XXIème siècle / Secrétaire-adjoint de l'association des rapporteurs.trices de la CNDA (Arc-en-ciel) / Fondateur du média "De facto" / Député de l'Etat de la diaspora africaine (SOAD)

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Billet de blog 6 août 2025

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Les oubliés du STO : mémoire d’une résistance invisible et indicible

Longtemps relégués à la périphérie de la mémoire collective, les requis du Service du travail obligatoire (STO) demeurent les grands oubliés de l’histoire nationale. Victimes d’une assignation imposée par le régime de Vichy sous la pression nazie, ces 650 000 jeunes Français furent renvoyés à leur retour à un silence pesant, pris au piège d’une ambiguïté qui les soupçonnait de collaboration...

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Attaché principal des administrations parisiennes / Chargé de mission "Promesse républicaine" (DDCT) / Chargé de TD en droit constitutionnel à Paris Nanterre / Fondateur & Responsable du pôle "vivre ensemble" du think tank "Le Jour d'Après" (JDA) / Président de l'association La Casa Nostra / Membre du club du XXIème siècle / Secrétaire-adjoint de l'association des rapporteurs.trices de la CNDA (Arc-en-ciel) / Fondateur du média "De facto" / Député de l'Etat de la diaspora africaine (SOAD)

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il y a des mémoires qui s’imposent et d’autres qui restent reléguées aux marges du récit national. Celle des travailleurs du Service du travail obligatoire (STO) fait partie de ces zones grises. Créé en 1942 par le régime de Vichy sous la pression allemande, le STO a envoyé près de 650 000 jeunes Français en Allemagne nazie.

Rejetés par leur pays à leur retour, soupçonnés de collaboration passive, oubliés par les grandes commémorations, ils n’ont jamais obtenu une pleine reconnaissance.

Pourtant, derrière cette apparente passivité, beaucoup d’entre eux ont trouvé des formes de résistance discrètes : ralentir la production, saboter des machines, détourner des informations utiles à la Résistance, ou simplement survivre dans un contexte où tout était contraint. Leur histoire interroge notre capacité à reconnaître des héritages complexes, loin du manichéisme héroïsme/collaboration.

Le STO : la sociologie d’une assignation silencieuse
Le Service du travail obligatoire, instauré en 1943 par une loi du régime de Vichy, a concerné près de 650 000 jeunes Français envoyés de force en Allemagne nazie.

Ce furent, pour l’immense majorité, des hommes. La sociologie du genre joue ici un rôle central dans leur effacement mémoriel : victimes, mais masculines, ils n’incarnaient pas la figure attendue de la souffrance publique. Comme l’a souligné l’historienne Bénédicte Vergez‑Chaignon,
« le STO, ce fut le malheur ordinaire de garçons ordinaires » : sans héroïsme spectaculaire, sans martyrologie, ces jeunes hommes furent invisibilisés. Dans une société marquée par des représentations viriles de la force et du silence, reconnaître leur vulnérabilité aurait été perçu comme une atteinte à la virilité nationale.
Leur statut juridique a renforcé cette ambiguïté. Ils furent envoyés en Allemagne par un texte signé par le gouvernement français lui‑même, et non par une ordonnance allemande. De ce fait, leur assignation se trouvait brouillée : ni prisonniers de guerre, ni déportés, ni héros.

Jacques Chirac, en 2000, reconnaissait cette injustice : « Ils furent contraints, et pourtant soupçonnés. Ils servirent sans avoir choisi, et pourtant on les accusa d’avoir consenti. » L’histoire les plaça dans une zone grise que la justice refusa de clarifier : encore en 1992, le Conseil d’État refusa le terme de « déportés du travail » pour éviter la confusion avec les déportés de la Shoah.

Psychanalytiquement, cette absence de reconnaissance a produit ce que Freud appelait un « traumatisme sans sépulture ». Revenir dans l’ombre, sans récit collectif, c’est être condamné à porter seul un fardeau indicible. Le silence familial et social devint une seconde peine, plus insidieuse encore que l’exil forcé. Ces jeunes hommes incarnaient ce que Primo Levi décrivait pour d’autres survivants : « Ceux qui ont connu l’extrême ne peuvent jamais le dire vraiment. »
Sur le plan philosophique, leur situation pose le dilemme de la contrainte et de la liberté. Assignés par un État collaborateur, ils se trouvaient, pour reprendre Hannah Arendt, « dans l’impossibilité de ne pas obéir, mais sans jamais cesser de juger. »

Beaucoup résistèrent à leur manière : en travaillant mal, en ralentissant la production, en sabotant discrètement, en aidant parfois la Résistance.

Ce fut une résistance sans gloire, mais bien réelle. Comme le disait Camus, « la vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent » : leur don fut silencieux, souvent invisible, mais il fit partie du tissu de la résistance diffuse.
Ainsi, leur souffrance n’a pas été pleinement reconnue, non parce qu’elle fut moindre, mais parce qu’elle ne cadrait pas avec les catégories héroïques et genrées de la mémoire nationale. Leur statut de victimes masculines, forcées mais soupçonnées, les a laissés dans l’angle mort d’un récit national qui préfère des héros éclatants à des existences contraintes.

Une résistance discrète et invisible
Si les requis du STO furent souvent décrits comme des travailleurs soumis, les archives et témoignages prouvent qu’ils exercèrent, à leur manière, une résistance silencieuse mais réelle. Dès la mise en place du STO par la loi du 16 février 1943, qui imposait aux jeunes nés entre 1920 et 1922 de partir pour l’Allemagne, beaucoup cherchèrent à échapper à la réquisition. Certains rejoignirent les maquis ; d’autres, contraints de partir, mirent en place des tactiques de survie et de sabotage.
Dans les usines allemandes, on rapporte des ralentissements volontaires : pièces mal ajustées, outils égarés, livraisons retardées... À l’usine Messerschmitt d’Augsbourg, par exemple, des ouvriers français ont volontairement mal calibré certaines pièces de moteurs, retardant la chaîne de production des chasseurs allemands. À l’usine Volkswagen de Wolfsburg, en 1944, plusieurs sabotages de boîtes de vitesses furent signalés par les autorités allemandes, attribués à des ouvriers français et polonais.
Des témoignages recueillis après-guerre par la Fondation pour la mémoire de la Déportation confirment également des actes de sabotage dans la Ruhr : incendies discrets dans des dépôts de charbon, grèves larvées, outils volontairement endommagés...

Ces pratiques entraient dans ce que l’historien Pierre Laborie appelle une « résistance de l’ombre ».

Juridiquement, ces actions n’étaient évidemment pas reconnues. Les procès de l’immédiat après-guerre ne s’intéressèrent pas aux STO, sauf pour poursuivre ceux qui avaient profité du système. Ce n’est qu’à partir des années 1950 que l’État commença à indemniser les anciens requis, via la loi du 31 mars 1953, qui accorda aux « personnes contraintes au travail en pays ennemi » un statut d’indemnisation, mais sans leur conférer la dignité symbolique du terme « déportés »...

Toujours sur le plan psychanalytique, ce décalage entre leur vécu et la reconnaissance publique constitua une blessure durable. Le sentiment d’avoir résisté, parfois au prix de leur santé ou de leur sécurité, fut balayé par l’indifférence ou la suspicion. Freud écrivait que « l’homme ne supporte pas que son sacrifice soit réduit à néant » : leur sacrifice silencieux, fait de petites résistances quotidiennes, fut ainsi renié, les enfermant dans une culpabilité muette.
Philosophiquement, la valeur de cette résistance invisible rejoint la réflexion d’Hannah Arendt sur « le refus du consentement ». Dans Responsabilité et jugement (1964), elle écrit : « Même quand l’action est réduite à rien, le refus du consentement est déjà un acte. » Ces ouvriers, contraints par un État collaborateur et un régime totalitaire, refusèrent intérieurement d’adhérer.

Albert Camus, dans L’Homme révolté (1951), ajoutait : « La révolte n’est pas un droit, c’est un fait. » Leur révolte se logeait dans l’ordinaire : travailler mal, saboter discrètement, se tenir debout sans s’enthousiasmer pour l’ennemi.
Ainsi, loin de n’être que des silhouettes anonymes, les STO furent souvent des acteurs discrets de la Résistance, dont la mémoire fut effacée par l’absence de reconnaissance juridique pleine et entière, par l’inconfort qu’ils représentaient pour le récit héroïque d’après-guerre.

Vers une reconnaissance adulte et complète

Après la Libération, les anciens requis du STO rentrèrent en France dans un climat de méfiance. On ne les accueillit ni en héros, ni en martyrs. Au contraire, beaucoup furent accusés d’avoir « travaillé pour l’ennemi », alors même qu’ils n’avaient eu d’autre choix. Le contraste fut cruel, avec la reconnaissance immédiate accordée aux résistants et aux déportés politiques.
Il fallut attendre plusieurs décennies pour que l’État français commence à leur rendre justice. Une première loi, votée le 31 mars 1953, leur accorda le statut de « personnes contraintes au travail en pays ennemi ». Mais ce statut, essentiellement indemnitaire, n’offrait ni pleine dignité ni réelle place dans le récit national.
Les associations d’anciens requis réclamèrent dès les années 1960 le terme de « déportés du travail », mais ce qualificatif fut rejeté : en 1992, le Conseil d’État confirma que le mot « déportés » devait rester réservé aux victimes des camps de concentration et de la Shoah. Cette distinction, juridiquement fondée, creusa psychologiquement un fossé supplémentaire.
Il fallut attendre la fin du XXe siècle pour qu’un président de la République reconnaisse publiquement leur sort. Dans son discours du 16 juillet 2000, Jacques Chirac déclara : « Ceux qui furent contraints au Service du travail obligatoire n’étaient ni des collaborateurs ni des traîtres. Ils furent des victimes. » Mais cette reconnaissance resta essentiellement symbolique. Aucun jour national ne leur fut dédié, et peu de lieux de mémoire furent créés en leur honneur.
Sociologiquement, cette invisibilisation traduit ce que Maurice Halbwachs appelait une mémoire collective sélective : la nation préfère les récits qui exaltent l’héroïsme et la clarté morale. Or, les STO incarnaient l’ambiguïté : des victimes masculines, contraintes mais accusées, résistantes parfois, mais de manière discrète. Dans une société où la virilité supposait la force et le courage armé, leur souffrance silencieuse s’intégrait mal.
Psychanalytiquement, ce refoulement en dit long sur notre rapport collectif à la souffrance des hommes. La société française, marquée par la honte de la défaite et par le besoin d’exalter la Résistance, a choisi de refouler ces figures qui ne correspondaient pas à l’imaginaire viril du héros. Freud rappelait que « ce qui n’est pas reconnu par le discours collectif revient sous la forme du symptôme » : le silence autour des STO est devenu un symptôme de notre difficulté à intégrer la vulnérabilité masculine dans le récit national.

Reconnaître les STO aujourd’hui, ce n’est donc pas seulement un acte de justice historique, c’est aussi briser un tabou : celui de dire que les hommes, même jeunes, peuvent être victimes, contraints, blessés psychiquement, et que leur douleur mérite autant d’attention que celle des autres figures de la guerre.
Philosophiquement, reconnaître les STO revient à dépasser le manichéisme mémoire héroïque/mémoire honteuse. Comme le rappelle Paul Ricœur dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli (2000), « la reconnaissance suppose d’assumer la part d’ombre de l’histoire, au risque de fissurer l’image que l’on veut donner de soi. » Honorer les STO, c’est admettre que la guerre fut aussi faite d’hommes ordinaires, sans gloire, dont la dignité résidait dans de petits refus et non dans de grands gestes.
Aujourd’hui, les derniers survivants disparaissent. Leur parole, longtemps étouffée, ne subsiste plus que dans quelques témoignages enregistrés et archives. La question est désormais entre les mains de la collectivité : voulons‑nous leur donner la place qu’ils n’ont jamais eue, ou laisser leur mémoire s’effacer une seconde fois, dans l’indifférence ?
Rendre justice aux travailleurs du STO, ce n’est pas relativiser l’héroïsme de la Résistance armée, c’est rappeler que l’histoire n’est pas faite que de figures héroïques. Elle est aussi tissée de vies contraintes, de choix impossibles et de résistances silencieuses. Leur mémoire nous oblige à sortir d’un récit trop simple, pour reconnaître la complexité humaine en temps de guerre.
Comme l’écrivait Primo Levi, « il est arrivé, donc cela peut arriver encore ». Reconnaître les STO, c’est rappeler que l’oppression prend parfois la forme de l’obligation silencieuse, sans éclats ni grandes batailles. Et que la vraie maturité d’une nation se mesure à sa capacité à honorer aussi les résistances invisibles. Quitte à déterrer les "loups" qui ternissent le patriotisme et le contrarient, à l'instar d'autres blessures... 

Marie Taffoureau, juriste et philosophe...

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