Nous aimons nos cartes simples : judaïsme enraciné au Proche-Orient antique, christianisme perçu comme religion “européenne”, islam réduit à l’Arabie.
Ces schémas rigides servent aujourd’hui de matrice aux fantasmes identitaires. Et pourtant, l’histoire réelle des trois grands monothéismes est une histoire de circulations, d’hybridations, de métissages : langues, pratiques, savoirs, rites ont voyagé, se sont transformés, se sont réinventés. Revenir à cette pluralité, c’est déconstruire les récits binaires contemporains et redonner aux traditions religieuses leur dimension historique mouvante.
Une histoire de circulations et d’hybridations
Dès ses origines, le judaïsme s’inscrit dans des dynamiques transfrontalières : les Juifs des montagnes du Caucase, en Géorgie et au Daghestan, témoignent d’une tradition ancienne, implantée loin des centres historiques, avec des rites et coutumes spécifiques.
De même, les communautés juives d’Éthiopie (les Beta Israël) rappellent que le judaïsme ne s’est jamais limité à l’Europe ou au Levant : il a essaimé jusqu’en Afrique orientale, intégrant les récits et les pratiques locaux.
Le christianisme, trop souvent perçu comme purement européen, est dès l’origine un produit méditerranéen hybride. L’Arménie, premier royaume chrétien dès le IVᵉ siècle, porte une histoire qui précède la christianisation de Rome. L’Éthiopie chrétienne, marquée par l’Église orthodoxe éthiopienne, constitue l’un des plus anciens foyers chrétiens du monde, loin des regards eurocentrés.
Quant à l’islam, sa diffusion a très vite dépassé le cadre arabe : en Asie centrale, au Turkménistan, en Ouzbékistan, des écoles théologiques ont joué un rôle majeur dans la diffusion du Coran, traduisant, interprétant, adaptant le texte à des mondes persanophones, turcophones, puis jusqu’aux steppes mongoles.
Les trois monothéismes ne sont pas des blocs, mais des réseaux : ce sont des histoires de circulation, d’échange, de traduction.
Ils sont indissociables des routes caravanières, des ports méditerranéens, des relais commerciaux qui ont relié entre elles des terres, des langues, des savoirs. L’exemple des Juifs montagnards du Caucase, connus comme les “Juifs du Daghestan”, illustre cette diversité : une communauté parlant le “Tat”, langue persane, et vivant dans des villages perchés, mêlant coutumes locales, influences musulmanes et judaïsme rabbinique.
Cette pluralité se retrouve également dans la manière dont l’islam s’est implanté en Asie centrale : la rédaction et la diffusion de commentaires coraniques en ouzbek et turkmène au Xᵉ siècle témoignent d’une appropriation locale, très loin du cœur arabe originel.
Des figures et des lieux-mondes oubliés
Komitas incarne, dans cette analyse, une figure emblématique.
Prêtre et musicologue arménien, il a recueilli les chants non seulement arméniens, mais aussi kurdes, turcs, grecs, albanais, persans. Face à la politique d’unification culturelle de l’Empire ottoman, il a sauvegardé des patrimoines sonores hétérogènes, les modernisant sans les trahir.
Cette mémoire plurielle trouve des équivalents ailleurs : dans les Balkans, où l’islam ottoman a façonné un “Islam européen” unique, fait de soufisme populaire, de cohabitation quotidienne avec les chrétiens orthodoxes et les juifs sépharades.
Elle existe aussi dans les académies théologiques d’Asie centrale, où des penseurs comme Al-Farabi ont écrit en turc, en persan, en arabe, croisant philosophie grecque, islam et sciences indiennes.
Comme l’écrit Edward Saïd dans Orientalism : “Ce que nous appelons Orient ou Occident est toujours déjà le produit d’un échange, d’une fabrication mutuelle.”
Et Régine Azria le rappelle à propos du judaïsme : “C’est moins une religion figée qu’une matrice mobile, façonnée par l’exil, le commerce, la traduction.” Les Balkans offrent un autre exemple remarquable : dans les zones ottomanes de Bosnie, Albanie et Kosovo, un islam européen s’est développé, intégré à des traditions villageoises, parfois teinté de syncrétisme, en étroite cohabitation avec les chrétiens orthodoxes et les communautés juives sépharades fuyant l’Espagne.
Contre les récits binaires contemporains
Or, aujourd’hui, les récits dominants réduisent cette richesse à des oppositions caricaturales : Occident chrétien versus monde musulman ; judaïsme diasporique versus États modernes ; Europe blanche versus Orient arabo-musulman.
Ces dichotomies alimentent des logiques identitaires : elles servent aussi bien les rhétoriques de l’extrême droite en Europe que celles des mouvements fondamentalistes, des deux côtés.
Ce sont les circulations qu’on veut effacer, pour pouvoir affirmer des blocs antagonistes, repliés, homogènes.
La réalité historique montre pourtant autre chose : les académies juives de Babylone, les synagogues du Yémen, les églises chrétiennes d’Irak et de Syrie, les mosquées soufies des Balkans et du Caucase racontent une autre histoire, faite d’interfaces et de zones grises.
À Sarajevo, au cœur des Balkans, la “Jérusalem européenne” a longtemps vu coexister synagogues, mosquées, églises orthodoxes et catholiques. En Asie centrale, les versets coraniques traduits en ouzbek ont circulé dans les bazars entre soufis, marchands et lettrés. En Éthiopie, l’héritage chrétien croise les rites ancestraux et la mémoire juive.
Ces histoires, loin d’être marginales, sont au cœur des monothéismes. À l’inverse des récits qui voudraient enfermer chaque religion dans un territoire immobile, la réalité historique oblige à penser en archipel : des “îlots” religieux dispersés, mobiles, interconnectés, selon des logiques de réseaux et non des logiques de frontières.
Comme l’écrit le géographe Christian Grataloup : “Les religions voyagent plus vite que les civilisations, parce qu’elles touchent aux âmes avant les territoires.”
Revenir à cette géographie plurielle, c’est refuser de céder aux simplifications identitaires. C’est comprendre que le judaïsme, le christianisme, l’islam sont nés et ont grandi dans le mouvement, la traduction, l’influence réciproque.
Ce n’est pas nier leurs différences, ni leurs conflits, mais les replacer dans une histoire plus longue, plus complexe, plus tissée. Et si, face aux crispations actuelles, nous nous souvenions que l’identité religieuse est toujours le produit d’une histoire ouverte ?
Que derrière les murs qu’on voudrait dresser, il y a des ponts anciens, parfois oubliés, mais toujours là pour qui sait les voir ?
La figure de Komitas, les académies du Caucase, les mosquées des Balkans, les monastères d’Éthiopie, les écoles d’Ouzbékistan nous rappellent que les monothéismes n’ont jamais été des blocs, mais des archipels.
C’est peut-être en renouant avec cette mémoire "archipélique" que nous pourrons réinventer un vivre-ensemble au XXIᵉ siècle. De manière plus prosaïque énoncée, c'est en renouant avec cette mémoire que nous pourrons célébrer les mosaïques subliminales...
Marie Taffoureau, étudiante en droit à Paris Nanterre