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Attaché principal des administrations parisiennes / Chargé de mission "Promesse républicaine" (DDCT) / Chargé de TD en droit constitutionnel à Paris Nanterre / Fondateur & Responsable du pôle "vivre ensemble" du think tank "Le Jour d'Après" (JDA) / Président de l'association La Casa Nostra / Membre du club du XXIème siècle / Secrétaire-adjoint de l'association des rapporteurs.trices de la CNDA (Arc-en-ciel) / Fondateur du média "De facto" / Député de l'Etat de la diaspora africaine (SOAD)

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Billet de blog 10 août 2025

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La beauté du désastre : comment nos sociétés apprennent à aimer leur propre fin...

Des ruines de Marioupol aux ciels rouges des incendies californiens, des séries post-apocalyptiques aux clichés viraux de Gaza, l’imaginaire contemporain ne se contente plus de redouter la catastrophe : il l’embrasse, l’esthétise et la transforme en horizon collectif. Ce regard, à la fois fascinant et anesthésiant, façonne notre rapport au politique, au droit et à l’avenir...

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On nous dit que nous redoutons la catastrophe. Pourtant, à bien y regarder, notre époque ne se contente pas de la craindre : elle la contemple, la met en scène et, parfois, la désire. Des séries post‑apocalyptiques aux images virales de villes bombardées, des paysages climatiques dévastés aux ruines photographiées comme des œuvres d’art, une esthétique du désastre s’impose.

Elle traduit moins une fascination morbide qu’une vérité profonde : nos sociétés, fatiguées de promesses non tenues, se préparent déjà à vivre dans l’après‑catastrophe.
La fascination contemporaine pour les ruines : une esthétique globale
Il suffit d’ouvrir nos écrans pour constater à quel point les ruines occupent l’imaginaire collectif. Les séries en offrent des exemples flagrants : Tchernobyl (2019), qui reconstitue avec une minutie glaciale la catastrophe nucléaire de 1986, ou The Last of Us (2023), qui met en scène des villes américaines envahies par la végétation après l’effondrement de la civilisation.

Ces fictions post‑apocalyptiques séduisent des millions de spectateurs, non pas seulement par leur scénario, mais par la beauté presque picturale des décors de désolation.
Les réseaux sociaux amplifient ce goût pour la ruine. Après les bombardements de Marioupol en 2022, des milliers d’images d’immeubles éventrés ont circulé sur Instagram , accompagnées de filtres esthétiques et de musiques mélancoliques.

À Gaza, les photographies d’enfants jouant au milieu des gravats ont été partagées comme des icônes contemporaines, mêlant indignation et fascination visuelle. Lors des incendies géants de Californie ou de Grèce, les clichés des ciels rouge sang se sont répandus comme des œuvres d’art virales, plus souvent commentées pour leur beauté étrange que pour la tragédie qu’elles illustraient.

Le phénomène dépasse les écrans : il s’incarne dans le tourisme lui‑même. Des milliers de voyageurs se rendent chaque année à Pripyat, en Ukraine, pour explorer les ruines de la ville fantôme abandonnée depuis la catastrophe de Tchernobyl. À Beyrouth, après l’explosion du port en 2020, certains quartiers détruits ont été photographiés comme des fresques grandeur nature, avant même la reconstruction. Les ruines ne sont plus seulement des cicatrices : elles deviennent des destinations.

Cette fascination n’est pas sans précédent. Au XIXᵉ siècle déjà, les peintres romantiques aimaient représenter les vestiges antiques envahis par la végétation, comme pour dire la grandeur perdue des civilisations. Mais la différence est radicale : nous ne regardons pas le passé, nous contemplons nos propres ruines en devenir.

L’attrait pour ces images ne vient pas d’une nostalgie distante, mais d’une inquiétude immédiate : et si ce que nous voyons aujourd’hui à Alep ou à Marioupol annonçait ce qui attend nos propres villes demain ? Walter Benjamin avait écrit : « Chaque époque rêve la suivante. » La nôtre rêve manifestement de sa propre disparition, et en fait déjà une esthétique partagée.
La beauté paradoxale du désastre : pulsion de mort, pouvoir des images et légitimation silencieuse
Pourquoi trouvons‑nous beau ce qui devrait nous terrifier ? Freud y verrait une expression de la pulsion de mort, cette force obscure qui nous pousse à contempler l’anéantissement comme un retour au repos. En sublimant la destruction en image, nous transformons une angoisse insupportable en objet esthétique, presque apaisant. Nietzsche, quant à lui, aurait rappelé que « il faut encore avoir du chaos en soi pour enfanter une étoile dansante » : l’art ne naît pas du confort, mais du tragique.

L’esthétique du désastre ne se limite pas aux fictions. Elle infiltre la vie politique et juridique. Ainsi, après le 11 septembre 2001, des milliers de clichés des tours jumelles effondrées ont circulé dans les musées, les journaux et sur Internet. Beaucoup furent décrits comme « sublimes » au sens esthétique, ce que dénonça Jean Baudrillard : « L’événement du 11 septembre a été une image avant d’être une catastrophe. » Le droit, lui, en a fait une matrice : sous couvert de traumatisme, il a permis le Patriot Act et une extension considérable des pouvoirs de surveillance, transformant une tragédie en justification juridique de nouvelles restrictions de liberté.
Ici, la beauté tragique de l’événement a contribué à sa normalisation politique.
Sociologiquement, l’image du désastre fonctionne comme une pédagogie silencieuse. Ulrich Beck, dans sa Société du risque, expliquait que la modernité ne vit plus dans la promesse du progrès, mais dans l’anticipation permanente du danger. Les images d’immeubles calcinés ou de forêts ravagées deviennent des signaux d’alerte collectifs ; mais au lieu de provoquer l’action, elles sédimentent une habitude. Elles créent une normalisation du risque, une accoutumance qui permet aux gouvernants de prolonger l’inaction.
Le droit international de l’environnement, pourtant foisonnant de conventions (de Rio 1992 à Paris 2015), se révèle inopérant face à la beauté anesthésiante des images qui remplacent la révolte par la contemplation.
Le danger est là : que l’horreur devienne familière. Hannah Arendt l’avait noté dans son analyse de la banalité du mal : l’indicible cesse de révolter quand il s’inscrit dans la routine. La ruine devient alors un décor. Voir les immeubles effondrés de Gaza sous forme de mosaïques colorées sur Instagram, c’est déjà accepter qu’ils appartiennent au paysage mental du quotidien.
Juridiquement, ce basculement est lourd : une fois l’indignation anesthésiée, les violations massives du droit humanitaire international, pourtant rappelées par les Conventions de Genève, perdent leur force mobilisatrice. Les crimes subsistent, mais leur perception se dissout dans l’esthétique.
Ainsi, la beauté paradoxale du désastre fonctionne comme une arme culturelle et politique. Elle transforme l’intolérable en supportable, l’exception en habitude, et l’horreur en tableau. Elle apaise nos consciences fatiguées, mais elle offre aussi aux pouvoirs établis une chance de poursuivre l’inaction en s’appuyant sur notre fascination silencieuse.
Une psychanalyse collective : vivre déjà dans l’après-catastrophe
Ce qui frappe dans l’esthétique contemporaine du désastre, c’est qu’elle ne se contente pas de refléter des images : elle agit comme une psychanalyse collective, révélant l’état intérieur de nos sociétés.

Freud, dans Malaise dans la civilisation, rappelait que les cultures se construisent toujours sur un renoncement : le sacrifice de désirs individuels au profit d’un ordre commun. Mais que se passe-t-il lorsque ce renoncement ne garantit plus la protection ? Nos sociétés, épuisées par des crises successives économiques, climatiques, sanitaires, géopolitiques en viennent à se projeter dans l’après-catastrophe comme si l’effondrement était déjà consommé.
Les réseaux sociaux regorgent d’images de ruines ou de paysages calcinés commentées par des jeunes générations avec des hashtags comme #aesthetic ou #beautifuldisaster.

Ce n’est pas un hasard : il y a dans cette appropriation une tentative d’apprivoiser l’angoisse. Lacan aurait parlé d’un réel qui fait irruption, insoutenable, et que l’imaginaire tente de recouvrir par des formes, des filtres, des cadres visuels. L’image du désastre devient un écran au double sens du terme : ce qui montre, et ce qui cache.
Cette psychanalyse collective produit une ambivalence. D’un côté, elle apaise l’angoisse : voir la catastrophe comme belle, c’est réduire la peur qu’elle inspire. De l’autre, elle nourrit une forme de désir paradoxal : si le présent est saturé, alors l’effondrement apparaît comme une délivrance. Nietzsche avait déjà pressenti cette tentation : « L’homme préfère vouloir le néant que ne rien vouloir du tout. » Fatigués du progrès, nous transformons la ruine en horizon.
Politiquement et juridiquement, ce glissement a des effets. Les dirigeants savent que la répétition des images de désastres, loin de provoquer des soulèvements, peut entraîner une résignation collective.
La psychanalyse l’appelle le processus de désensibilisation. Chaque nouvelle catastrophe médiatisée perd un peu de son pouvoir de sidération.
Quand la guerre en Ukraine diffuse quotidiennement des images de villes détruites, ou que les bombardements de Gaza s’invitent en continu dans nos flux d’information, la répétition transforme l’horreur en normalité.
Le droit international humanitaire, pourtant clair sur l’interdiction des attaques contre les civils (article 51 du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève), reste lettre morte dès lors que l’opinion publique, anesthésiée, n’exige plus son application.
Sociologiquement, c’est le signe d’une mutation profonde. Ulrich Beck parlait de la société du risque ; nous sommes peut-être entrés dans la société de l’après, où l’imaginaire collectif intègre la catastrophe comme donnée ordinaire. Le cinéma, la photographie, les jeux vidéo, les réseaux sociaux... ne font plus que refléter cette mentalité : ils la construisent.

L’esthétique du désastre fonctionne comme un miroir dans lequel nous apprenons à nous reconnaître.

Ainsi, ce goût pour la ruine ne relève pas seulement du pathologique ; il devient structurel. Il nous prépare inconsciemment à accepter ce que nous devrions combattre. Il nous apprend à aimer ce que nous devrions redouter. Comme l’aurait dit Foucault, le pouvoir n’agit pas seulement en interdisant ; il agit surtout en façonnant ce que nous trouvons désirable.
Ce n’est pas seulement le climat qui se dérègle? ni les régimes qui se crispent : c’est notre imaginaire. L’esthétique du désastre prouve que nous avons déjà intégré l’effondrement comme horizon, que nous le regardons avec une beauté mélancolique, et que nous préférons parfois en contempler l’image plutôt que d’en prévenir la réalité. La ruine est devenue notre mythe contemporain : non seulement nous EN craignons la fin, mais nous l’attendons secrètement comme une délivrance d’un présent saturé.
Reste une question : que deviendra la politique, le droit, la transmission, dans des sociétés qui se rêvent déjà après leur propre fin ? Peut-être l’enjeu du XXIᵉ siècle ne sera pas seulement de sauver le monde matériel, mais de réinventer un imaginaire capable d’aimer encore l’avenir. Et de lui donner son onction intimiste : la part de nous-même qui refuse de se résigner...

Marie Taffoureau, juriste et philosophe...

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