Pendant des siècles, l’« étranger » a été une figure structurante : l’autre qui ne partage pas notre langue, nos coutumes, notre religion.
Il définissait par contraste ce qu’était « nous ». Or, la mondialisation économique, la culture numérique globale et le tourisme de masse tendent à absorber toutes les différences : l’étranger n’apparaît plus comme radicalement autre, mais comme un semblable exotique, intégré au marché ou à l’écran. Le danger : un monde uniforme où la rencontre avec l’altérité réelle disparaît.
Claude Lévi-Strauss (Race et histoire, 1952) montrait déjà que la diversité culturelle est une condition du progrès humain. Marc Augé (Non-lieux, 1992) décrivait ces espaces mondialisés où l’étranger n’est plus visible, tant tout le monde y devient interchangeable.
Zygmunt Bauman (Strangers at our door, 2016) insistait sur cette logique d’assimilation ou de rejet, où l’étranger cesse d’exister dans sa différence. Jacques Derrida, enfin, dans De l’hospitalité (1997), rappelait que la rencontre avec l’étranger est un défi éthique, et non une simple absorption dans le même.
L’étranger comme miroir fondateur de l’identité
L’étranger a toujours été une figure structurante, presque anthropologique, qui a permis aux sociétés humaines de se définir. Comme le notait Claude Lévi-Strauss dans Race et histoire, la diversité des cultures est non seulement un fait, mais une condition du progrès : c’est en se confrontant à l’autre, à celui qui ne parle pas la même langue et ne vit pas selon les mêmes règles, que l’humanité a inventé des chemins nouveaux. L’altérité n’était pas un obstacle, mais une matrice : elle obligeait à se penser soi-même, à circonscrire ce qui nous lie et ce qui nous sépare.
Le droit lui-même a intégré cette structuration : à Rome, l’hostis désignait l’étranger, à la fois ennemi et hôte, c’est-à-dire une figure ambivalente qui définissait par contraste la citoyenneté romaine. L’étranger était ainsi l’épreuve permanente du politique : celui qui oblige à penser les limites de la communauté.
Aujourd’hui encore, en droit international, le statut de réfugié ou de demandeur d’asile n’existe que parce qu’il y a une frontière symbolique entre le dedans et le dehors. Cette tension est encore visible aujourd’hui, comme l’a montré l’affaire de l’Ocean Viking, ce navire humanitaire refusé par l’Italie, puis accueilli par la France, révélant l’ambivalence persistante entre l’étranger-hôte et l’étranger-ennemi.
Mais au-delà du juridique ou de l’anthropologique, l’étranger est aussi une figure de l’intime. Freud, dans son texte sur « l’inquiétante étrangeté » (Das Unheimliche), montrait que l’étranger ne réside pas seulement au-dehors : il existe aussi au-dedans de nous-mêmes.
L’étrangeté, disait-il, naît de ce qui est familier mais déformé, proche mais inquiétant. Ainsi, l’étranger n’est pas seulement l’autre, il est ce que nous refoulons en nous. Sa disparition sociale, dans le monde globalisé, n’abolit pas la figure : elle la déplace, la retourne vers l’intérieur, générant angoisses et replis identitaires. Si l’autre extérieur se confond avec nous, alors l’étranger surgit de nous-mêmes.
La littérature a donné à cette figure une place essentielle. Dans L’Étranger de Camus, Meursault n’est pas étranger parce qu’il vient d’ailleurs, mais parce qu’il refuse les codes implicites de la société qui le juge. Il est étranger au monde même qu’il habite. Kafka, dans L’Amérique, mettait en scène un héros perdu dans un continent qui lui demeure radicalement incompréhensible, rappelant que l’étranger, c’est aussi l’impossibilité de trouver un langage commun. Ces récits montrent que l’altérité ne disparaît jamais vraiment : elle se déplace, s’intériorise ; et quand elle cesse d’être incarnée par une figure extérieure, elle devient une expérience intime d’aliénation.
Jacques Derrida, enfin, dans De l’hospitalité, insistait sur l’épreuve éthique que constitue l’étranger : l’accueil de l’autre ne peut jamais être pur, car il est toujours filtré par la peur, par la loi, par la condition d’appartenance. C’est pourquoi la disparition de l’étranger dans un monde globalisé est en réalité une illusion : si nous cessons de rencontrer l’étranger comme figure visible, nous risquons de perdre la possibilité même de l’hospitalité, qui suppose une altérité radicale. L’étranger absorbé dans la consommation et la ressemblance cesse d’être l’autre, mais du même coup, nous cessons d’avoir à nous interroger sur nous-mêmes.
Ainsi, l’étranger fût et reste un miroir fondateur. Quand il disparaît comme catégorie sociale ou politique, c’est le sens qui vacille : si l’autre n’est plus radicalement différent, alors qui sommes-nous ? Cette crise de l’altérité est peut-être le symptôme le plus profond de la mondialisation : derrière l’homogénéité des codes culturels, c’est la disparition d’un repère existentiel qui se joue, une perte de contraste qui appauvrit la pensée autant qu’elle uniformise le monde.
La disparition de l’étranger dans la mondialisation
La mondialisation a produit un paradoxe : en abolissant certaines distances, elle a effacé l’expérience de l’étranger comme altérité radicale. Dans les grandes villes, les différences se côtoient au quotidien, mais plutôt que de produire des chocs frontaux, elles tendent à s’hybrider.
L’étranger ne se présente plus comme une énigme, mais comme un voisin dont la culture se mêle à la nôtre. Ce que Marc Augé appelait les non-lieux centres commerciaux, aéroports, plateformes numériques... traduisent bien cette situation : l’altérité radicale s’y efface, mais en même temps, une nouvelle familiarité s’y construit, où chacun devient immédiatement lisible pour l’autre.
Dans les classes populaires, cette transformation se manifeste par une rencontre quotidienne entre populations issues de l’immigration et franges des classes modestes françaises. On peut y voir la naissance d’un nouveau sous-prolétariat, mais aussi l’émergence d’une culture partagée, d’un langage commun, d’une solidarité de condition. Ce mélange n’abolit pas les différences, il les transforme en une expérience commune de la précarité et de l’inventivité sociale. Loin de n’être qu’un nivellement, il produit aussi de nouvelles formes d’identité collective.
La transformation linguistique observable dans les quartiers populaires et chez les jeunes générations souvent qualifiée d’« affrication verbale » illustre bien l’ambivalence du phénomène. D’un côté, les chiffres révèlent un recul objectif de la maîtrise lexicale : selon une étude de la DEPP (Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance, 2018), le vocabulaire actif des élèves de CM2 a diminué d’environ 20 % en trente ans, et les évaluations PISA montrent que la France a perdu plus de 40 points en compréhension écrite depuis le début des années 2000. Ces données traduisent une difficulté réelle à manier les nuances, à organiser la pensée abstraite par le langage.
Mais réduire cette évolution à un simple « appauvrissement » serait insuffisant. Car, parallèlement, se développe une créativité orale intense : l’introduction de mots issus de l’arabe, du lingala, du créole, la diffusion des expressions par le rap et les réseaux sociaux, montrent que la langue se vitalise autrement. Comme l’a montré le linguiste Alain Bentolila, l’école peine à transmettre le français écrit formel, mais la rue invente un français oral nouveau, capable d’exprimer une identité collective métissée.
Du point de vue psychanalytique, cette mutation interroge le rapport au père symbolique et à la Loi. Dans la tradition freudienne, la langue est l’un des vecteurs du surmoi : elle transmet l’héritage, la norme, la « parole du père ». Quand la langue s’hybride et se simplifie, c’est aussi une forme de déstabilisation de cette autorité symbolique. Lacan disait que « l’inconscient est structuré comme un langage » : si le langage change, l’inconscient collectif se reconfigure. Le nouveau parler des jeunes générations exprime à la fois une libération des codes anciens et une difficulté à intérioriser la transmission verticale.
Historiquement, les langues ont toujours évolué par contact et par hybridation. Le français lui-même s’est construit sur le latin vulgaire, enrichi d’apports germaniques, arabes, italiens... Le XVIᵉ siècle connaissait déjà une « inquiétude linguistique » : Du Bellay écrivait La Défense et illustration de la langue française (1549) pour protéger et élever un français jugé menacé par l’italianisme envahissant. Chaque époque projette ainsi son angoisse de déperdition, alors que l’histoire montre une plasticité permanente. L’« affrication » contemporaine n’est donc pas une exception, mais un épisode d’un long mouvement de métissage.
Philosophiquement, cette mutation pose la question de la profondeur et de la surface. Alessandro Baricco, dans Les Barbares, interprète la culture contemporaine comme une bascule vers la surface, la vitesse, la simplification. Ce n’est pas une destruction, mais un changement de régime : moins de profondeur textuelle, plus d’immédiateté et d’inventivité orale.
Heidegger lui-même rappelait que « le langage est la maison de l’être » : si cette maison se recompose, c’est notre manière d’habiter le monde qui se transforme. La question n’est donc pas de savoir si nous perdons « le français », mais quel être nouveau est en train de naître à travers cette langue transformée.
Ainsi, la mutation linguistique révèle une tension : perte mesurable de vocabulaire et de maîtrise écrite, mais aussi vitalité orale, recomposition symbolique et continuité historique des métissages. L’étranger, dans ce contexte, n’est plus celui qui parle une autre langue : il est intégré dans le langage commun, parfois au prix d’une simplification, mais aussi avec la promesse d’une langue renouvelée.
Ainsi, la disparition de l’étranger comme figure radicalement autre ne signifie pas nécessairement une homogénéisation stérile. Elle peut aussi s’interpréter comme le passage à une culture hybride, mouvante, inventive, où les frontières s’estompent au profit d’une énergie nouvelle. C’est précisément à ce point que la réflexion d’Alessandro Baricco sur la « barbarisation » apporte un éclairage : il ne s’agit pas d’une destruction, mais d’une mutation intérieure, d’une culture qui change de forme et de profondeur.
Ce que décrit Alessandro Baricco dans Les Barbares prend ici tout son sens. La barbarisation n’est pas une invasion étrangère, mais une transformation intérieure. Les barbares modernes, écrivait-il, ne viennent pas de l’extérieur : ce sont nos propres enfants, nourris par l’immédiateté, la vitesse, la consommation... La culture n’est pas détruite par une altérité qui l’envahirait, mais par une mutation qui la simplifie, qui efface la profondeur pour l’immédiat. L’étranger n’est plus le barbare, puisque le barbare, désormais, c’est nous.
Dans ce contexte, la conflictualité politique s’est déplacée. Là où, hier encore, les discours se focalisaient sur l’immigré de première génération celui qui arrivait avec une langue, des coutumes, une altérité visible , c’est aujourd’hui l’enfant métissé qui cristallise les tensions.
Non pas parce qu’il est étranger, mais précisément parce qu’il ne l’est plus : il incarne la nouvelle culture hybride, globale, parfois perçue comme une menace diffuse pour l’identité collective. Ainsi, certaines droites ne combattent plus l’immigré direct, mais ce qu’elles identifient comme le vecteur d’un remplacement culturel : non pas ethnique, mais symbolique, celui d’un imaginaire nouveau, d’une langue transformée, d’une esthétique mondialisée.
Cette mutation est fondamentale : elle signifie que l’étranger comme figure extérieure a disparu, absorbé dans le même monde. Mais loin d’apaiser les tensions, cette disparition fabrique de nouvelles fractures, plus souterraines, où le conflit ne se joue plus entre deux identités claires, mais dans la dilution d’une identité commune, brouillée par l’uniformité globale et la perte de repères symboliques.
L’étranger comme catégorie juridique et enjeu éthique
Si l’étranger s’efface dans la culture et dans le langage, il demeure une figure persistante dans le droit. Le statut juridique de l’étranger a toujours été au cœur de la construction politique des sociétés. Déjà dans la Rome antique, l’hospes et l’hostis incarnaient cette ambivalence : l’étranger était à la fois accueilli comme hôte et désigné comme ennemi.
C’est cette même tension que reprend le droit international moderne, lorsqu’il distingue l’asile politique, la migration économique et le statut de réfugié. L’étranger n’est pas seulement une réalité sociologique : il est une catégorie juridique, définie par des textes qui fixent les conditions de son appartenance ou de son exclusion.
Au XXᵉ siècle, la Convention de Genève de 1951 a codifié la protection des réfugiés, faisant de l’étranger persécuté un sujet de droit international. La Déclaration universelle des droits de l’homme (art. 14) avait déjà affirmé : « Devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays. »
Mais dans la pratique, ces droits sont en permanence négociés et limités. En Europe, l’Union a instauré la liberté de circulation interne, mais externalisé ses frontières à travers Frontex et des accords avec des pays tiers. Le résultat est paradoxal : à l’intérieur, l’étranger européen n’existe plus ; à l’extérieur, il devient un flux à réguler, une donnée statistique. On ne parle plus de visages, mais de « quotas », de « flux migratoires », comme si l’étranger n’était qu’une abstraction à administrer. La récente loi immigration en France (2023), qui durcit les conditions d’accueil tout en créant un statut spécifique pour certains travailleurs étrangers, illustre ce paradoxe : l’étranger est à la fois nécessaire à l’économie et réduit à une variable d’ajustement statistique.
Cette réduction de l’étranger à une donnée chiffrée s’inscrit dans ce que Michel Foucault appelait la gouvernementalité biopolitique : un mode de pouvoir qui ne traite plus les individus comme des personnes singulières, mais comme des populations à gérer, des flux à orienter. Le danger est que l’étranger perde son visage au profit de la statistique, et que l’hospitalité se transforme en simple gestion. Derrida, dans De l’hospitalité, rappelait que l’accueil véritable suppose l’impossible : accueillir sans condition, ouvrir sa porte à l’autre sans lui demander son nom. Or, l’étranger d’aujourd’hui est toujours conditionné, filtré, enregistré : il n’est jamais accueilli pour lui-même, mais selon les règles de son statut administratif.
Pourtant, cette tension entre droit et éthique peut être féconde. Car elle oblige à réinterroger le sens de la communauté politique. Hannah Arendt soulignait que le vrai drame des réfugiés n’est pas seulement la persécution, mais la perte d’un « droit d’avoir des droits » : sans appartenance reconnue, l’étranger est nu, réduit à la précarité absolue. Mais c’est précisément cette figure nue qui révèle la fragilité de nos démocraties : si l’étranger n’a plus de place, c’est que notre humanité commune est en péril.
Ainsi, l’étranger disparaît comme figure sociale visible, mais persiste dans le droit comme épreuve de nos valeurs. Sa catégorie juridique révèle nos contradictions : nous affirmons l’universalité des droits, mais nous les appliquons de manière conditionnelle. L’étranger devient le miroir de notre cohérence démocratique : tant qu’il est réduit à un chiffre ou à une procédure, notre humanisme reste incomplet. La rencontre éthique véritable suppose au contraire de reconnaître l’autre comme visage, comme singularité irréductible.
La question de l’étranger se joue aussi sur un terrain moins juridique mais tout aussi décisif : celui de l’influence culturelle. Alessandro Baricco, dans Les Barbares, montrait que la « barbarisation » moderne n’est pas une invasion mais une transformation interne portée par la surface, la vitesse et la circulation horizontale.
Or, rien n’incarne mieux cette dynamique que le soft power américain : Netflix, Hollywood, McDonald’s, Google ou TikTok sont devenus les nouveaux « passeports culturels » planétaires. Ils ne s’imposent pas par la contrainte, mais par la séduction, le divertissement, la familiarité. L’étranger, ainsi, ne disparaît pas seulement parce que les frontières tombent : il disparaît parce qu’il est absorbé dans une esthétique mondiale façonnée par l’Amérique. L’altérité devient un produit : exotisme calibré, folklore « consommable », qui neutralise la radicalité de la différence.
Ce processus n’est pas uniforme partout. Il est modulé par les contextes juridiques et culturels. En France, la laïcité héritée de 1905 repose sur une séparation stricte de l’État et du religieux, pensée comme condition d’une citoyenneté commune. Dans les sociétés anglo-saxonnes, la logique est différente : la liberté religieuse y est conçue comme un droit individuel, ce qui permet une visibilité publique des croyances. Là où le modèle français tend à effacer les signes particuliers pour construire un espace neutre, le modèle américain les accepte, mais les intègre dans un marché des identités. Ce contraste est révélateur : la France tente encore de maintenir l’étranger comme différence interne à neutraliser, tandis que le monde anglo-saxon le dissout dans une pluralité fluide.
On peut y voir deux formes d’absorption. La première, française, par la neutralité laïque, qui universalise en gommant les particularismes. La seconde, anglo-saxonne, par la tolérance pluraliste, qui accepte les différences mais les transforme en coexistence pacifiée, parfois superficielle. Dans les deux cas, l’étranger radical, celui qui oblige à se confronter à un autre monde de valeurs, tend à disparaître.
C’est ici que la réflexion rejoint l’éthique de Derrida : accueillir l’étranger, ce n’est pas seulement lui permettre d’exister dans nos catégories juridiques ou culturelles, c’est accepter que quelque chose en lui demeure irréductible, non absorbé. Or, face au soft power et à l’uniformisation globale, cette part d’irréductible est ce que nous risquons de perdre.
La disparition de l’étranger est une illusion dangereuse. L’étranger n’est plus ce miroir fondateur qui obligeait à interroger notre identité, mais un semblable réduit à un code culturel global. Ce processus entraîne un double risque : une crise du sens « si l’autre est le même que moi, qui suis-je ? » et une barbarisation par simplification, où la richesse des langues, des pratiques et des récits s’efface au profit d’une culture mondialisée minimale et une sensibilité plus accrue au soft power américain.
Peut-être faut-il relire Simone Weil, qui écrivait : « Le besoin d’enracinement est peut-être le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine. » Si l’étranger disparaît, c’est parce que nos propres enracinements se dissolvent. Le vrai défi contemporain n’est pas de repousser l’autre, ni de l’absorber, mais de recréer les conditions d’une rencontre réelle avec l’altérité celle qui ne se laisse pas réduire au marché ou au flux. Car c’est dans cette altérité radicale que se joue encore la possibilité d’une humanité vivante et intelligente. Dont l'avenir nous dira si elle a satisfait à cette exigence...
Marie Taffoureau, juriste et philosophe à l'université Paris Nanterre...