Depuis le début du XXIᵉ siècle, le post‑humanisme est devenu l’un des discours les plus puissants de notre modernité. Il promet de dépasser la condition biologique de l’homme par la technologie : implants, intelligence artificielle, manipulation génétique...
Mais derrière cette utopie, une question cruciale se dessine : qu’advient-il du corps, socle de notre identité juridique, sociale et symbolique ?
Le post‑humanisme est‑il une libération ou une dissolution ?
Le rêve post‑humaniste : un corps enfin affranchi
Le rêve post‑humaniste s’impose aujourd’hui comme l’une des grandes utopies de notre modernité. Il s’agit d’un horizon où le corps humain, longtemps perçu comme une limite ou une fatalité, devient enfin modulable, perfectible, affranchi de ses contraintes biologiques.
Les avancées biomédicales, les prothèses intelligentes, les implants neuronaux, l’intelligence artificielle intégrée au vivant dessinent les contours d’un être hybride, "mi‑organique", "mi‑technologique".
On parle de « corps augmenté », mais la formule cache un projet bien plus radical : l’abolition de l’idée même de limite naturelle. Donna Haraway, dans son Manifeste cyborg, avait déjà proposé cette figure du cyborg, brouillant les frontières entre humain et machine, animal et technique, naturel et artificiel.
Loin d’être seulement un motif de science‑fiction, cette hybridation est aujourd’hui concrète : exosquelettes pour rendre la mobilité aux paralysés, biopuces pour restaurer l’ouïe, interfaces neuronales testées par des entreprises comme Neuralink...
Derrière ces prouesses se cache une ambition ancienne : soustraire l’homme à la vulnérabilité et à la mort. Ray Kurzweil, prophète transhumaniste, évoque la possibilité d’« uploader » notre conscience dans un support numérique, promettant l’immortalité au prix de la dissolution du corps biologique.
L’utopie devient alors double : vaincre la maladie et, ultimement, défier la finitude humaine. Le corps, jusque‑là considéré comme notre seule demeure, serait relégué au rang de coquille transitoire. Il ne serait plus que le premier stade d’une aventure dont l’aboutissement serait la conscience pure, flottant sur le réseau, comme un programme informatique.
Cette perspective fascine parce qu’elle touche à l’imaginaire le plus profond de l’humanité : celui du dépassement. La littérature et le cinéma ont largement nourri cette fascination, de Matrix à Her, de Ghost in the Shell à Black Mirror.
Tous ces récits mettent en scène la tentation d’un corps transformé, dématérialisé, ou fusionné avec la machine. Ce que ces œuvres laissent entrevoir, c’est la possibilité de redéfinir ce que signifie « être humain ». Mais c’est aussi, déjà, le vertige d’une perte : si le corps n’est plus notre ancrage, que reste‑t‑il de notre humanité commune ?
La déconstruction du corps : entre pluralité et éclatement du sujet
Mais cette promesse d’élévation se double d’une inquiétude : en déconstruisant le corps, on en fragilise aussi la cohésion symbolique et politique. Car le corps n’est pas seulement une matière à transformer, il est depuis toujours le socle de nos droits et de notre reconnaissance sociale.
Le Code civil français affirme l’inviolabilité du corps humain, principe cardinal qui fonde l’égalité et la dignité de la personne. Or, si le corps devient une surface malléable à l’infini, propriété individuelle et objet de marché, que restera‑t‑il de ce socle commun ?
Déjà, la multiplication des identités corporelles brouille les repères classiques. Les identités de genre fluides, les avatars numériques, les hybridations biomédicales traduisent un désir légitime de liberté et d’autodéfinition.
Mais elles témoignent aussi d’une fragmentation sans précédent du sujet. On n’a plus affaire à un corps collectif? mais à une mosaïque de corps singuliers, chacun façonné selon ses aspirations ou ses moyens. Et dans ce monde d’individus « customisés », la question se pose : comment construire un horizon politique commun, si chaque corps devient une expérience radicalement privée ?
Car la liberté nouvelle qu’offre cette déconstruction est ambiguë. Elle promet l’autonomie la plus radicale, mais elle risque d’aboutir à une solitude accrue. Chacun, enfermé dans la singularité de son corps augmenté, pourrait perdre le sentiment d’appartenance à un destin partagé. Le corps, qui fut le lieu de notre égalité et de notre condition commune, se transforme alors en vitrine individualisée, reflet de nos moyens financiers ou de nos désirs technologiques. Loin de garantir l’émancipation, cette prolifération de possibilités pourrait au contraire accentuer les fractures sociales : les uns devenant sur‑humains par la technique, les autres restant dans la vulnérabilité d’un corps non augmenté.
Vers un nouvel universalisme corporel : refonder l’humanité commune
Face à ce vertige, il ne s’agit pas de condamner le post‑humanisme mais d’imaginer un nouvel universalisme capable de préserver l’humain au cœur de la transformation.
Car si le corps devient infiniment modulable, il faut malgré tout maintenir une base commune qui fonde la dignité et l’égalité. Jürgen Habermas, dans L’avenir de la nature humaine, insistait déjà sur la nécessité de poser des garde‑fous éthiques à l’ingénierie du vivant : refuser que l’« amélioration » technologique transforme le corps en marchandise ou en simple capital à optimiser, en simple canal...
Il s’agit de penser la coalition des singularités plutôt que leur dispersion. Nancy Fraser l’a formulé avec acuité : la politique de la reconnaissance doit s’articuler à celle de la redistribution. Autrement dit, reconnaître la diversité des corps et des identités, mais sans renoncer à la justice sociale et aux droits universels. Le féminisme intersectionnel avait déjà tenté cette articulation ; il s’agit aujourd’hui de l’étendre à la question post‑humaine.
Cet universalisme nouveau ne consisterait pas à nier la pluralité des expériences corporelles, mais à refuser que cette pluralité se traduise en hiérarchies d’accès, en fractures technologiques ou en privilèges réservés à quelques‑uns. Il faudrait affirmer que, même augmenté, même transformé, le corps humain reste dépositaire d’une dignité égale et non négociable.
Le défi est immense : inventer une communauté humaine qui assume la plasticité du corps, sans sombrer dans sa dissolution. Car si la modernité post‑humaine promet la liberté, elle porte aussi le risque d’une humanité éclatée, sans socle partagé. L’avenir se jouera dans cette tension : maintenir la force d’un horizon commun, tout en intégrant la diversité infinie des formes nouvelles que prendra l’humain.
Le post‑humanisme nous confronte à un paradoxe : plus nous libérons le corps, plus nous risquons de perdre ce qui faisait de nous une communauté humaine. Il s’agit moins de trancher entre utopie et catastrophe, que d’inventer un nouvel universalisme corporel. La question n’est pas seulement « que peut devenir l’homme augmenté ? », mais « qu’est-ce qui fera encore de lui un homme ? ».
Peut‑être faut‑il, pour éclairer ce débat, revenir aux mythes fondateurs. Prométhée avait donné le feu aux hommes, mais son don portait déjà la menace de la démesure.
Le post‑humanisme, en cherchant à remodeler le corps, rejoue ce moment tragique où la puissance technique risque de dépasser la sagesse politique. La question n’est pas seulement de savoir ce que nous serons capables de faire de nos corps, mais de décider ce que nous voulons devenir ensemble.
Peut‑être faudrait‑il, pour éclairer ce débat, revenir aux mythes fondateurs. Prométhée avait donné le feu aux hommes, mais son don portait déjà la menace de la démesure. Le post‑humanisme, en cherchant à remodeler le corps, rejoue ce moment tragique où la puissance technique risque de dépasser la sagesse politique. La question n’est pas seulement de savoir ce que nous serons capables de faire de nos corps, mais de décider ce que nous voulons devenir ensemble.
Comme l’écrivait Nietzsche : « L’homme est une corde tendue entre l’animal et le Surhumain, une corde au‑dessus d’un abîme. » Enoncé autrement, il est possible d'affirmer que la libre disposition de notre corps n'appartient ni à l'espèce, ni au désir d'être immortel, mais à son inexorable temporalité...
Marie Taffoureau, Juriste et Philosophe à Paris Nanterre.