Longtemps cantonnés aux laboratoires et aux hôpitaux, les groupes sanguins semblaient n’avoir d’intérêt qu’en médecine. Pourtant, O, A, B et AB dessinent une carte de l’humanité, retraçant les migrations anciennes et les brassages qui ont façonné nos sociétés.
Cette mémoire biologique, héritée de dizaines de millénaires, devient aujourd’hui un outil de compréhension des identités, mais aussi un miroir de nos fractures contemporaines. Car à l’heure où les discours identitaires ressurgissent, que signifie de savoir que notre sang porte en lui la trace des flux migratoires et des métissages qui nous ont construits ?
Le sang, une archive des origines
Le groupe O est sans doute la plus ancienne signature de l’humanité. Selon les généticiens, il est apparu il y a plus de 50 000 ans, chez les premiers Homo sapiens en Afrique.
Contrairement aux groupes A et B, qui reposent sur des mutations génétiques plus tardives, le O se définit par l’absence des antigènes A et B sur les globules rouges.
Autrement dit, il n’est pas une différenciation, mais l’état d’origine. C’est lui qui a accompagné les premiers humains dans leurs migrations hors d’Afrique, puis vers l’Europe, l’Asie et enfin les Amériques.
La fréquence actuelle du groupe O chez les peuples amérindiens en est la preuve la plus frappante : jusqu’à 90 à 100 % dans certaines tribus. Ce phénomène est un effet fondateur : une petite population initiale, porteuse presque exclusivement du O, a traversé le détroit de Béring il y a environ 15 à 20 millénaires.
Restée isolée pendant des millénaires, elle a conservé ce profil presque intact. En termes anthropologiques, le O devient alors le marqueur d’une humanité « première », celle des chasseurs-cueilleurs, dont l’identité reposait sur la mobilité et l’adaptation plutôt que sur la sédentarité.
L’apparition de l’allèle A, estimée entre 20 000 et 25 000 ans, correspond à une mutation survenue probablement au Proche‑Orient. Sa diffusion au Néolithique, avec l’expansion des premiers agriculteurs venus d’Anatolie et de Mésopotamie, a bouleversé la carte génétique de l’Europe. Là où O dominait, A s’est imposé, porteur d’un autre rapport au monde : celui de la sédentarité, du village, du stockage, mais aussi du pouvoir hiérarchique.
En termes sociologiques, le passage du O au A traduit le basculement d’un monde de l’errance et de la chasse vers un monde structuré, productif, hiérarchisé, où l’appartenance se définit par la terre et le travail de la terre.
Le groupe B, quant à lui, est né dans les steppes d’Asie centrale il y a environ 15 000 ans. Ses porteurs appartenaient à des peuples nomades, pasteurs et cavaliers, dont les migrations massives ont marqué l’histoire eurasiatique. Les Huns d’Attila, les Avars, puis plus tard les Mongols et les Tatars ont porté avec eux l’allèle B, qui s’est diffusé vers l’Europe de l’Est et le Caucase.
Là où A signifiait sédentarité, B incarnait la mobilité guerrière et pastorale. Anthropologiquement, il renvoie à un imaginaire de la conquête et de la frontière mouvante, à un rapport au territoire fluide et conflictuel, où le corps même par son sang porte la trace de ces chevauchées.
Philosophiquement, ce que ces mutations racontent, c’est que l’homme n’est jamais figé : il est un être de transformation et de mélange. Comme l’a montré Michel Foucault, le corps est toujours le lieu d’inscriptions multiples biologiques, sociales, politiques. Le sang, en ce sens, est l’un des registres où se lit l’histoire de ces inscriptions. Loin d’être neutre, il est une archive vivante de la façon dont l’humanité a été sculptée par ses déplacements et ses brassages.
Du point de vue psychanalytique, la question du sang renvoie à l’imaginaire archaïque des origines et des filiations. Freud évoquait dans Totem et Tabou le rôle fondateur du sang versé dans la constitution des interdits et des liens sociaux.
Le groupe sanguin, s’il est aujourd’hui un objet scientifique, continue de porter symboliquement la question de l’appartenance : à quel corps collectif appartiens‑je, qui suis‑je parmi les autres ? L’universalité du O, sa fonction d’ancêtre, nourrit inconsciemment une aspiration à la racine commune, tandis que l’émergence des A, B et AB rappelle que cette racine a été sans cesse différenciée et transformée.
Ainsi, loin d’être un simple marqueur médical, le sang révèle dans sa répartition mondiale la mémoire de l’humanité. Chaque goutte contient l’histoire des migrations, des brassages et des métamorphoses qui nous ont faits. C’est pourquoi parler des groupes sanguins, ce n’est pas seulement parler de biologie, c’est interroger notre identité, nos mythes et nos appartenances les plus profondes.
Les migrations du sang et la construction des identités
Ce que révèlent les cartes génétiques des groupes sanguins, c’est une vérité universelle : aucun peuple n’a jamais été isolé dans une pureté originelle. Chaque allèle est une trace de rencontre, une empreinte laissée par des migrations, des mariages, des guerres ou des échanges commerciaux. La biologie du sang contredit ainsi frontalement les mythes modernes de l’homogénéité nationale ou ethnique.
Prenons l’exemple de l’Europe de l’Ouest, où le groupe B reste minoritaire (≈ 9 %). Son existence même témoigne des brassages anciens avec l’Asie centrale et le Caucase, via les Huns, les Avars, les Croisades ou les échanges méditerranéens.
De même, la quasi‑universalité du groupe O chez les Amérindiens n’est pas une marque de « pureté », mais l’effet fondateur d’une migration initiale par le détroit de Béring, suivie de milliers d’années d’isolement génétique. Chaque singularité apparente du sang s’explique par une histoire collective de déplacements, non par un enfermement biologique.
Sociologiquement, cette réalité biologique met en échec les discours identitaires contemporains. Alors que certains prônent des frontières étanches et une vision fermée de l’identité, la génétique sanguine rappelle que nos corps sont déjà métissés. Les distinctions qu’on veut ériger entre « eux » et « nous » sont largement illusoires : dans nos veines circulent les traces d’altérités anciennes, souvent oubliées. Le sang prouve que l’« étranger » n’est pas dehors ; il est déjà en nous.
Anthropologiquement, cette circulation du sang entre les peuples reflète la nature même de l’humanité : un être de passage, qui se définit moins par des essences que par des flux. Claude Lévi‑Strauss avait insisté, dans Race et Histoire, sur le fait que les civilisations ne progressent que par leurs rencontres. Le sang, dans sa diversité, est une preuve biologique de ce principe : sans métissage, pas d’évolution, pas d’histoire, pas de culture durable
Philosophiquement, l’étude des groupes sanguins bouscule notre rapport à l’identité. Elle nous confronte à ce que Paul Ricoeur appelait « l’identité narrative » : nous ne sommes jamais qu’un récit en construction, composé de multiples héritages. Le groupe sanguin, inscrit dans notre corps dès la naissance, raconte déjà une partie de ce récit, qu’on le connaisse ou non. Il rappelle que nous sommes héritiers d’une histoire longue qui nous dépasse et que l’identité individuelle s’inscrit toujours dans une continuité collective.
D’un point de vue psychanalytique, le sang nourrit une symbolique archaïque de la filiation et de l’appartenance. Dans l’inconscient collectif, il est le signe d’une « communauté de sang », souvent convoquée dans les discours nationalistes ou religieux. Mais l’analyse des groupes ABO montre que cette communauté n’est jamais fermée : elle est au contraire ouverte, fragmentée, traversée d’altérités. Lacan aurait sans doute dit qu’il s’agit là d’un « signifiant maître » : le sang, censé garantir une identité fixe, révèle en fait une différence originaire, une altérité constitutive.
Ainsi, les migrations du sang déconstruisent l’illusion des identités immuables. Elles nous rappellent que ce qui fait un peuple n’est pas la pureté de ses origines, mais la capacité à intégrer des héritages multiples. Les groupes sanguins, loin d’être de simples données médicales, sont des archives vivantes de cette vérité.
De l’archive biologique à la responsabilité politique
Si le sang nous apprend que l’humanité est fondamentalement métissée, reste à savoir ce que nous faisons de ce savoir. La génétique pourrait être l’alliée d’un nouvel universalisme, mais elle risque aussi d’être instrumentalisée. Déjà, certains discours identitaires tentent de s’appuyer sur la biologie pour justifier des frontières ou des hiérarchies. Mais les groupes sanguins démentent cette tentation : ils prouvent que nous sommes tous le produit de circulations incessantes.
Scientifiquement, l’étude des groupes ABO et Rh montre qu’aucune population n’est homogène. Même là où un groupe domine, comme le O chez les Amérindiens, cette homogénéité est le résultat d’une migration et d’un isolement, non d’une essence immuable. Autrement dit, la diversité est la norme originelle, et l’uniformité, quand elle existe, n’est que l’empreinte d’un accident historique.
Sociologiquement, cette vérité nous confronte à nos propres contradictions. D’un côté, nos sociétés mondialisées valorisent la mobilité et la diversité ; de l’autre, elles ressuscitent la peur de l’étranger et l’obsession des frontières. Or, le sang lui‑même, à travers sa cartographie, rend caduques ces peurs : aucun corps n’échappe à l’altérité. Refuser cette évidence, c’est refuser ce que nous sommes déjà biologiquement.
Anthropologiquement, le sang nous oblige à reconsidérer notre conception du lien social. Dans de nombreuses cultures, il a été le symbole d’une appartenance commune pensons aux rituels de « fraternité de sang », ou aux mythes de pureté raciale. Mais aujourd’hui, il peut être réinvesti comme symbole inverse : non plus celui de la fermeture, mais celui de la fraternité universelle. Si nous partageons tous un héritage de métissage inscrit jusque dans nos veines, alors l’identité humaine doit se penser non pas contre l’autre, mais avec l’autre.
Philosophiquement, cette leçon du sang rejoint l’idée d’un universalisme repensé. Jürgen Habermas rappelle que la modernité ne peut plus se contenter d’un universalisme abstrait : il faut un universalisme concret, qui intègre la diversité réelle des expériences. Le sang, par sa diversité unifiée, peut devenir cette métaphore : un horizon commun qui n’efface pas les différences, mais les inscrit dans une dignité partagée.
Psychanalytiquement enfin, la mémoire du sang interroge notre désir de filiation. Dans l’imaginaire, le sang reste le signe de « qui je suis » et « d’où je viens ». Mais l’analyse montre que ce signe est traversé par l’altérité, que nous sommes héritiers de lignées multiples. Lacan dirait que le fantasme d’un sang pur relève de l’imaginaire, tandis que la réalité du sang, marquée par le métissage, nous ramène au symbolique : l’identité ne se ferme pas, elle se construit dans la rencontre et le manque.
Ainsi, faire du sang une archive biologique ne suffit pas. Il faut en faire une responsabilité politique : reconnaître que nous sommes, par essence, des êtres de brassage. Ce savoir nous oblige à refuser les idéologies de la pureté et à inventer un universalisme qui assume la pluralité. Car le sang, loin de nous diviser, nous relie dans une fraternité inscrite jusque dans nos gènes.
Ce que nous apprend la génétique, c’est que le sang n’est pas seulement un fluide vital : il est une archive vivante de l’humanité. O, A, B, AB ne sont pas des lettres froides, mais des récits de migrations, de brassages et de métissages.
Alors que certains rêvent de frontières étanches et de puretés illusoires, il faut rappeler que nous sommes tous, littéralement, les héritiers d’une humanité mêlée. Le sang ne sépare pas, il relie.
Les groupes sanguins nous rappellent ainsi que toute identité est tissée de passages et de rencontres.
Claude Lévi‑Strauss écrivait : « Les civilisations ne se sont jamais rencontrées sans se transformer. » (Race et Histoire, 1952) À l’heure où certains brandissent le fantasme de la pureté, peut‑être faut‑il se souvenir que même notre sang témoigne d’un monde qui n’a jamais cessé de se métisser...
Marie Taffoureau, Juriste & Philosophe à l'université Paris Nanterre...