« Libre disposition de son corps ». La formule paraît évidente, presque naturelle.
Elle traverse le droit français depuis les années 1970, du combat pour la contraception et l’avortement à la bioéthique contemporaine.
Pourtant, cette expression est aujourd’hui insuffisante.
Elle entretient une ambiguïté : elle fait du corps une chose que l’on “dispose”, un bien que l’on pourrait gérer, céder ou rentabiliser...
Or, notre époque montre que le corps n’est pas un objet, mais un lieu de dignité, d’identité et de pouvoir.
C’est pourquoi je plaide pour qu’on lui substitue une notion nouvelle : la liberté corporelle, reconnue comme droit fondamental à part entière.
Un héritage juridique à dépasser
Le Code civil français, dans son article 16-1, affirme que « chacun a droit au respect de son corps ; le corps humain est inviolable ».
Ce principe fonde la protection de l’intégrité physique, mais reste muet sur la capacité de décision, sur le droit au choix.
La jurisprudence, notamment depuis la révision des lois de bioéthique, oscille entre deux logiques : préserver la dignité humaine et garantir l’autonomie personnelle.
La « libre disposition » s’est glissée entre les deux, mais sans les réconcilier.
Or, l’histoire du droit international montre une avancée plus nette. Le Code de Nuremberg (1947) et la Déclaration d’Helsinki (1964) ont consacré le consentement libre et éclairé comme principe intangible du droit médical.
À l’échelle européenne, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) rattache la liberté corporelle au droit à la sécurité de la personne (article 5) et au respect de la vie privée (article 8).
Le droit positif est donc prêt : il ne manque qu’une affirmation explicite de cette liberté comme valeur cardinale.
Le corps comme lieu de justice sociale
Parler de liberté corporelle, ce n’est pas seulement parler de morale ou d’éthique médicale.
C’est reconnaître que le rapport à son corps est un fait social total, pour reprendre l’expression de Marcel Mauss.
L’exercice ou la négation de cette liberté révèlent nos hiérarchies de genre, de classe et de race.
Les chiffres le prouvent : en France, plus de 234 000 interruptions volontaires de grossesse (IVG) ont été pratiquées en 2022, selon la DREES — un record depuis vingt ans.
L’accès aux soins gynécologiques reste inégal sur le territoire, et la charge mentale du soin corporel continue de peser sur les femmes.
Dans le même temps, l’INSEE et le ministère de l’Intérieur signalent une véritable explosion des signalements de violences sexuelles : près de 250 000 victimes déclarées en 2023.
Ces données rappellent que la liberté corporelle ne se décrète pas, elle se garantit par des politiques publiques concrètes.
Un projet politique de civilisation
La « liberté corporelle » oblige à redéfinir la place du corps dans la cité. Elle repose sur trois piliers :
L’autonomie décisionnelle : nul ne peut être contraint à un acte médical, sexuel ou reproductif sans consentement libre et éclairé.
L’intégrité physique : toute atteinte au corps — violence, mutilation, exploitation économique — est une atteinte à la liberté.
L’égalité effective d’accès : la liberté corporelle suppose des moyens matériels : soins, information, éducation, protection sociale...
Autrement dit, il ne s’agit plus de « disposer de son corps », mais de pouvoir en décider — en pleine connaissance, en sécurité et en dignité.
Les dérives d’une “disposition” sans liberté
L’expression actuelle entretient un glissement dangereux : elle justifie parfois la marchandisation du vivant.
Sous couvert de libre disposition, certains plaident pour légaliser la gestation pour autrui commerciale, la vente d’organes ou la rémunération du don de gamètes.
Or, ces pratiques transforment la vulnérabilité en ressource économique et la liberté en contrat d’aliénation. Une société libre ne se définit pas par ce que l’on peut vendre de soi, mais par ce que nul ne peut acheter d’autrui.
La liberté corporelle, à l’inverse, fonde une éthique de la non-appropriation : le corps n’est ni objet, ni marchandise, ni territoire...
Elle appelle à repenser le droit non comme un simple garde-fou, mais comme un instrument d’émancipation.
Pour une inscription constitutionnelle
Le moment est venu d’ancrer cette liberté dans un texte de rang supérieur.
La récente révision constitutionnelle sur l’IVG (2024) montre que la société française est prête à reconnaître les droits corporels comme des droits fondamentaux.
Il s’agit maintenant d’aller au-delà : inscrire la liberté corporelle dans la Constitution en la définissant comme le droit pour toute personne de disposer de son intégrité, de son consentement et de ses choix corporels dans le respect de la dignité humaine.
Un tel geste aurait une portée double : juridique, en orientant la jurisprudence et les politiques de santé ; symbolique, en consacrant une vision humaniste du corps, opposée à sa marchandisation et à sa domination.
Une liberté qui nous engage tous et toutes
La liberté corporelle n’est pas une revendication narcissique.
C’est une exigence politique, collective, universelle...
Elle engage la société tout entière à garantir à chacun et chacune les moyens d’une autonomie réelle : accès aux soins, à la sécurité, à l’éducation, à la parole...
Elle ne sépare pas le droit du corps du droit à la vie digne.
Parce qu’elle réunit les dimensions juridiques, sociales et éthiques, la liberté corporelle pourrait devenir le droit-clef du XXIᵉ siècle — celui qui relie le féminisme, la bioéthique, la justice sociale et la démocratie.
Et crée donc, entre eux, un lien indéfectible, qui sera la force de notre civilisation et le socle de sa continuité, à travers autant d'attaques qui lui sont portées de manière sourde et sournoise.
Mehdi Allal,
Chercheur en philosophie du droit et en sociologie politique...