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Attaché principal des administrations parisiennes / Chargé de mission "Promesse républicaine" (DDCT) / Chargé de TD en droit constitutionnel à Paris Nanterre / Fondateur & Responsable du pôle "vivre ensemble" du think tank "Le Jour d'Après" (JDA) / Président de l'association La Casa Nostra / Membre du club du XXIème siècle / Secrétaire-adjoint de l'association des rapporteurs.trices de la CNDA (Arc-en-ciel) / Fondateur du média "De facto" / Député de l'Etat de la diaspora africaine (SOAD)

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Billet de blog 18 août 2025

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Et si l’Europe n’était pas la véritable héritière du christianisme ?

De l’Arménie, qui a su inscrire dans sa Constitution contemporaine une mémoire chrétienne vieille de dix-sept siècles, aux terres d’Afrique et d’Orient qui furent les matrices de la pensée et des rites chrétiens avant d’être islamisées, l’histoire religieuse déjoue les évidences.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L’histoire du christianisme n’est pas seulement une histoire de foi, mais une histoire de nations. Alors que l’Arménie, premier État chrétien (301), a su préserver juridiquement son identité religieuse dans sa Constitution contemporaine, la France, autoproclamée « fille aînée de l’Église », a choisi la laïcité depuis 1905.

Or, une question dérangeante surgit : les pays aujourd’hui musulmans, mais jadis chrétiens : Égypte, Syrie, Turquie, Maghreb ne sont-ils pas plus légitimes que l’Europe à revendiquer une identité chrétienne, eux qui furent les matrices mêmes de la pensée chrétienne ?
La réponse suppose de croiser les approches : juridique (droit constitutionnel et droit international), historique et anthropologique (trajectoires de civilisations), philosophique et psychanalytique (identité, mémoire, refoulement).

La légitimité chrétienne, entre droit et histoire

L’Arménie occupe une place singulière dans l’histoire universelle : elle est le premier État à avoir officiellement adopté le christianisme comme religion d’État en 301, sous le règne de Tiridate IV, grâce à l’action missionnaire de Grégoire l’Illuminateur.

Ce choix précoce précède l’édit de Milan (313), par lequel Constantin et Licinius ne faisaient encore qu’accorder la liberté de culte aux chrétiens.

Dans le cas arménien, il ne s’agit pas seulement de tolérance, mais d’une transformation juridique et institutionnelle : le christianisme devient principe d’organisation du royaume. Aujourd’hui encore, l’article 18 de la Constitution de la République d’Arménie dispose que « l’Église apostolique arménienne est l’Église nationale, dans le cadre de la mission de l’Église dans l’histoire spirituelle du peuple arménien ».

On retrouve ici une rare continuité entre un événement fondateur du IVᵉ siècle et un ordre constitutionnel contemporain, continuité que peu de nations peuvent revendiquer. Comme l’a écrit René Cassin à propos de la Déclaration universelle des droits de l’homme, « un texte de droit ne naît jamais du néant, il est l’héritier de traditions profondes » : l’Arménie illustre parfaitement ce principe, en inscrivant dans son droit positif une mémoire chrétienne millénaire.

La France a connu une trajectoire presque inverse. Baptisée en 496 avec Clovis, elle se proclamera très tôt « fille aînée de l’Église », titre confirmé par le pape Jean-Paul II lors de son voyage à Reims en 1996. Tout l’édifice capétien reposait sur cette alliance entre le trône et l’autel, le sacre de Reims faisant du roi l’oint du Seigneur, selon une théologie politique héritée de saint Augustin : « Sans justice, les royaumes ne sont que de grandes brigandages » (Cité de Dieu, IV, 4).

La justice divine donnait au pouvoir royal son sens et sa légitimité. Mais la Révolution française de 1789 opéra une rupture radicale : l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) affirme la liberté de conscience, rompant avec l’unicité religieuse imposée sous l’Ancien Régime.

La loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État parachève cette évolution en instaurant la neutralité confessionnelle. L’article 1er de la Constitution de 1958 le rappelle brutalement : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. »

Là où l’Arménie a consacré juridiquement sa mémoire chrétienne, la France a choisi de la refouler dans le domaine privé. Comme le note Marcel Gauchet dans Le désenchantement du monde, le christianisme a paradoxalement préparé lui-même ce mouvement en « sortant la religion de la religion », c’est-à-dire en rendant possible l’autonomie du politique. La France incarne ce passage : héritière chrétienne, mais mère de la laïcité, elle a institutionnalisé un oubli volontaire.

C’est ici que le contraste devient plus troublant si l’on se tourne vers les terres anciennement chrétiennes passées sous domination musulmane. L’Afrique du Nord, la Syrie, l’Anatolie ou l’Égypte furent bien avant la Gaule des terres profondément christianisées. Augustin d’Hippone (354-430), né à Thagaste en Numidie (Algérie actuelle), n’est pas seulement une figure de l’Église latine, il est l’un des fondateurs de la pensée occidentale. Sa Cité de Dieu a façonné la conception chrétienne du pouvoir et de la justice qui dominera l’Europe médiévale. Tertullien et Cyprien de Carthage avaient déjà préparé ce terrain, élaborant une théologie du martyre et de l’Église.

De la même manière, la Syrie fut la matrice de communautés chrétiennes parmi les plus anciennes : c’est à Antioche que, selon les Actes des Apôtres (11, 26), les disciples furent pour la première fois appelés « chrétiens ». En Anatolie se tiennent les grands conciles œcuméniques : Nicée en 325, Constantinople en 381, Chalcédoine en 451, où se décident les dogmes fondamentaux de la Trinité et de la double nature du Christ.

Quant à l’Égypte, elle a vu naître le monachisme avec Antoine le Grand et Pacôme, et une école théologique d’Alexandrie qui a marqué toute la patristique.

Autrement dit, ce n’est pas l’Europe occidentale mais bien l’Orient et l’Afrique du Nord qui furent les matrices doctrinales, spirituelles et institutionnelles du christianisme. « L’Orient nous a donné le Christ et les Apôtres », écrivait Chateaubriand dans Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811), soulignant que la France ne fut qu’une terre d’accueil secondaire de cette religion.

Or, l’islamisation du VIIᵉ siècle a profondément transformé ces sociétés. La conquête arabe, puis la domination ottomane, ont marginalisé les communautés chrétiennes, réduites au statut de dhimmis. Mais ce basculement politique et religieux n’efface pas l’antériorité historique.

Michel Foucault, dans L’archéologie du savoir, rappelait que les strates du passé ne disparaissent jamais complètement : elles demeurent sous la surface, prêtes à être réactivées. De même, le christianisme ancien de ces terres islamisées demeure une strate fondamentale de leur identité, même s’il ne s’exprime plus dans leur droit positif.

On peut donc dire que l’Arménie incarne la continuité juridique, la France le refoulement laïque, et les nations islamisées l’effacement sous contrainte. Mais, paradoxalement, ces dernières possèdent une légitimité historique plus profonde que la France elle-même : elles furent chrétiennes avant elle, et dans un sens plus fondateur.

Freud, avec Malaise dans la civilisation, notait que ce qui est refoulé « revient sous forme de symptôme ». Le patrimoine archéologique, les monastères coptes d’Égypte, les mosaïques byzantines de Turquie ou les ruines des basiliques de Syrie sont précisément ces symptômes : les témoins muets d’une identité enfouie.

L’Europe, elle, vit son propre refoulement : en prétendant universaliser la raison laïque, elle nie parfois la profondeur chrétienne de ses institutions. Mais les deux refoulements ne sont pas de même nature : en Orient, ils résultent d’une domination étrangère, en Occident d’un choix politique.

Ainsi, la question de la légitimité chrétienne dépasse la simple chronologie. Elle interroge la capacité des nations à reconnaître juridiquement, culturellement ou symboliquement la mémoire religieuse qui les a fondées. L’Arménie illustre l’héritage assumé, la France l’héritage transformé, et l’Orient islamisé l’héritage occulté.

Comme l’écrivait Paul Valéry dans Regards sur le monde actuel, « les civilisations sont mortelles ». Mais si elles meurent, elles laissent des traces ; et ces traces, qu’on le veuille ou non, deviennent une part inaliénable de la légitimité historique des nations.

Mémoire et identité, l’approche anthropologique et philosophique

L’identité religieuse d’un peuple n’est jamais réductible à une croyance privée ; elle s’enracine dans les structures symboliques et anthropologiques qui façonnent les sociétés. Claude Lévi-Strauss rappelait très justement que « chaque culture est un système de significations » (Anthropologie structurale, 1958).

On mesure aussi la différence anthropologique entre l’Europe occidentale et l’Arménie à travers le rapport aux rites et au temps. En Gaule, l’adoption du christianisme s’est opérée par superposition progressive : de nombreuses fêtes païennes furent christianisées, comme la fête du solstice d’hiver devenue Noël, ou les fêtes de la fertilité absorbées dans Pâques.

Le calendrier julien puis grégorien a été profondément remanié pour aligner les cycles naturels sur les fêtes chrétiennes. Comme le montre Mircea Eliade dans Le sacré et le profane, cette translation n’est jamais une suppression mais une « réorientation du sacré » : le christianisme occidental a recouvert le paganisme en le transfigurant.

À l’inverse, l’Arménie ne connut pas ce syncrétisme de même ampleur. L’adoption du christianisme fut un acte de rupture plus radical, qui substitua directement une nouvelle organisation du temps et des rites à l’ancien culte zoroastrien et hellénisé. L’alphabet inventé par Mesrop Machtots au Vᵉ siècle servit d’ailleurs d’abord à traduire les Évangiles, preuve que la mémoire chrétienne y fut fondatrice et non superposée.

Le christianisme, avant même d’être une foi, fut un système global : il a structuré les rites du temps, les fêtes, les institutions, les normes morales, jusqu’au langage juridique. En Arménie, en Syrie, en Égypte ou en Afrique du Nord, il fut le schème organisateur de la vie collective, donnant une cohésion symbolique qui survécut même aux conquêtes. Lorsque l’on parle un peu vite de « légitimité chrétienne », il ne s’agit donc pas seulement de religion, mais d’une profondeur anthropologique qui a marqué la mémoire longue des peuples.

La France offre un exemple paradoxal de cette logique. Si le christianisme fut longtemps le ciment du royaume, il est devenu objet de refoulement à l’époque contemporaine. Paul Ricœur, dans La mémoire, l’histoire, l’oubli (2000), distingue entre mémoire assumée et mémoire blessée.

La France est l’incarnation d’une mémoire blessée : "fille aînée de l’Église", elle a choisi de nier officiellement ses racines religieuses au nom de la laïcité. Ce paradoxe se traduit par des débats incessants : fallait-il mentionner les « racines chrétiennes de l’Europe » dans le projet de Constitution européenne de 2004 ? Le refus fut révélateur d’une angoisse identitaire : reconnaître ces racines aurait semblé trahir l’universalisme républicain. Pourtant, cette absence elle-même agit comme un symptôme freudien. Car ce qui est refoulé revient sous d’autres formes : la laïcité française, pensée comme neutralité, se vit parfois comme une nouvelle religion civile, une sacralisation du vide.

En miroir, les pays anciennement chrétiens islamisés ne sont pas indemnes de ce même processus. L’anthropologie montre que les civilisations ne détruisent jamais complètement ce qu’elles recouvrent. Michel de Certeau, dans L’écriture de l’histoire, écrivait que « l’effacement laisse toujours des traces ». L’islamisation du VIIᵉ siècle a imposé une nouvelle grammaire symbolique, mais sans abolir l’ancienne : les monastères coptes d’Égypte continuent de fonctionner, les icônes byzantines resurgissent sous la chaux, les ruines des basiliques syriennes se dressent encore dans le désert. Ce sont des palimpsestes : sous l’écriture dominante, on devine encore la première. Anthropologiquement, la légitimité chrétienne de ces terres n’est pas effacée, elle est stratifiée.

Philosophiquement, cela interroge la notion même d’identité. Hegel rappelait que « l’histoire est le devenir de l’Esprit », et que chaque peuple est le moment d’une conscience universelle. Le christianisme fut le moment fondateur de l’Orient et de l’Afrique, avant d’être celui de l’Europe. Dire que l’Europe seule serait « chrétienne » relève d’une illusion rétrospective. En réalité, l’Europe n’a reçu ce legs qu’après coup, en héritière tardive, tandis que la matrice se trouvait ailleurs. Nietzsche, dans La généalogie de la morale, montrait déjà que nos valeurs modernes, même laïques, sont « encore saturées de christianisme ». Autrement dit, le refoulement ne supprime pas la dette.

La psychanalyse peut éclairer ce double mouvement de refoulement et de survivance. Freud, dans Malaise dans la civilisation (1930), explique que les civilisations, comme les individus, fonctionnent par sublimation et par refoulement. L’Europe a sublimé son passé chrétien en valeurs universelles : droits de l’homme, dignité de la personne, rationalité scientifique, autant d’héritages christianisés et sécularisés. L’Orient islamisé, lui, a refoulé son christianisme ancien sous une domination religieuse nouvelle, mais sans parvenir à l’éradiquer totalement. Le retour se fait là aussi sous forme de symptômes : pèlerinages coptes en Égypte, survie des communautés assyriennes en Irak, mémoire du Byzance chrétien dans l’imaginaire grec...

La littérature, enfin, témoigne de ce dialogue souterrain entre mémoire et effacement. Gustave Flaubert, en voyage en Égypte, note dans ses Voyages en Orient (1850) : « Sous la mosquée, il y a toujours une église. » Cette phrase condense l’idée que chaque religion superposée recouvre, mais ne détruit pas, les couches antérieures. De même, André Malraux, méditant devant les ruines byzantines d’Asie Mineure, voyait en elles le signe d’une « mémoire plus forte que l’oubli ». L’anthropologie rejoint ici la psychanalyse : ce qui est recouvert survit, et ce qui est refoulé ressurgit.

Ainsi, les nations islamisées ne sont pas moins légitimes à revendiquer un héritage chrétien que la France : elles en furent la matrice première. Mais leur rapport à cette mémoire est différent : il est celui de l’effacement subi, là où la France a choisi l’oubli volontaire. Entre la mémoire blessée de l’Europe et la mémoire occultée de l’Orient, l’Arménie demeure l’exemple rare d’une mémoire assumée et transformée en droit. Et c’est peut-être là que se joue l’essentiel : non pas dans l’antériorité chronologique, mais dans la capacité à symboliser et à institutionnaliser la mémoire religieuse sans en faire une arme d’exclusion.

Légitimité comparée , droit, littérature et psychanalyse

Si l’histoire et l’anthropologie permettent d’établir les strates de la mémoire chrétienne, le droit international et le patrimoine culturel apportent une autre forme de légitimité : celle de la reconnaissance mondiale.

L’UNESCO inscrit au patrimoine universel des sites comme Sainte-Sophie à Istanbul, les monastères rupestres de Cappadoce, les basiliques de Ravenne ou les monastères arméniens de Haghpat et de Sanahin. Cette patrimonialisation a valeur de droit : elle constitue une reconnaissance juridique et symbolique que certaines terres, même devenues musulmanes, sont indissociables de l’histoire chrétienne. Hannah Arendt rappelait que « le monde ne dure que s’il est rendu commun » (Condition de l’homme moderne, 1958). En ce sens, les monuments chrétiens d’Orient appartiennent à une mémoire partagée, que nul régime politique ne peut effacer.

La littérature et la pensée chrétienne, elles aussi, témoignent de cette antériorité. Augustin, Tertullien, Ignace d’Antioche, Basile de Césarée, Jean Chrysostome : autant de noms qui ne sont pas enracinés en Europe occidentale, mais en Afrique ou en Orient. Ces auteurs sont à la chrétienté ce que Platon et Aristote sont à la philosophie : des sources matricielles. Dire que l’Europe seule peut se réclamer du christianisme revient à ignorer que les textes fondateurs de la théologie et de la mystique sont nés bien avant que la France ne s’impose comme « fille aînée de l’Église ». La France a donné Pascal, Bossuet ou Bernanos ; mais elle n’a pas donné Augustin. Le poids de cette filiation n’est pas seulement historique, il est littéraire et spirituel.

La psychanalyse des nations éclaire enfin cette dialectique d’héritage et de refoulement. Freud, dans Totem et tabou (1913), voyait dans la mémoire collective une structure semblable à celle de l’inconscient : ce qui est tu refait surface sous d’autres formes.

Les nations islamisées vivent avec un christianisme refoulé : l’ombre de Byzance dans la Turquie contemporaine, la mémoire copte en Égypte, l’héritage syriaque dans la plaine de Ninive.

L’Europe occidentale vit avec un christianisme sublimé : les droits de l’homme, l’humanisme, la laïcité sont des formes sécularisées de valeurs chrétiennes. Dans les deux cas, il y a déplacement du religieux, mais jamais disparition. Comme le dit Jung, « ce qui n’est pas intégré revient sous la forme du destin » (Psychologie et alchimie, 1944). L’oubli de ses racines chrétiennes condamne l’Europe à voir revenir ces questions par les crises identitaires et les tensions culturelles qui agitent aujourd’hui ses sociétés.

Ce qui frappe, au fond, c’est que la légitimité chrétienne se joue sur trois plans : le droit, la littérature et l’inconscient collectif. Le droit arménien inscrit explicitement l’Église apostolique dans la Constitution ; le droit français la nie ; le droit international tente de sauver des fragments de mémoire par le patrimoine. La littérature, elle, rappelle que la véritable matrice chrétienne n’est pas l’Occident mais l’Orient et l’Afrique. Et la psychanalyse dévoile que cette mémoire refoulée, qu’elle soit volontaire (Europe laïque) ou subie (pays islamisés), revient toujours sous d’autres formes. La légitimité chrétienne n’est donc pas une question de proclamation politique, mais une question de traces. Ce qui reste, ce qui insiste, ce qui refuse de disparaître.

Ainsi, en comparant l’Arménie, la France et les anciens pays chrétiens devenus musulmans, on comprend que la légitimité n’est pas une hiérarchie mais une typologie : l’Arménie incarne la continuité, la France la sublimation, l’Orient l’occultation. Et derrière cette typologie se cache une même vérité : « les civilisations sont faites des morts qui ne meurent pas », écrivait Paul Valéry. Or, c’est précisément parce que ces morts parlent encore à travers le droit, les ruines, la littérature et l’inconscient que la question de l’identité chrétienne reste ouverte.

On peut donc affirmer que les anciens pays chrétiens aujourd’hui musulmans ont une légitimité historique et anthropologique plus profonde que l’Europe à revendiquer une identité chrétienne. L’Arménie incarne la continuité juridique, la France l’oubli volontaire, et l’Orient islamisé la mémoire effacée mais persistante.
La question n’est pas seulement de savoir qui est « plus chrétien » : elle interroge la capacité des nations à assumer leur passé religieux dans un monde pluraliste. Comme l’écrivait Nietzsche dans La généalogie de la morale, « nous sommes encore les héritiers de deux mille ans de christianisme ». La véritable question est : voulons-nous l’assumer comme identité, ou le laisser parler à travers nos refoulements ? Et donc à travers un ressentiment persistant, sans s'afficher ouvertement, mais par le biais d'un travestissement, d'un habillage soit rancunier, soit laudateur... 

Marie Taffoureau, Juriste et Philosophe à l'université Paris Nanterre...

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