Nous croyons vivre dans un monde désenchanté, libéré des dieux et des dogmes. La laïcité française a consacré la neutralité de l’État, garantissant que nulle religion ne puisse plus imposer son ordre. Mais ce retrait a laissé un vide symbolique : comme l’écrivait Mircea Eliade, « l’homme ne peut vivre sans sacré ».
Or ce vide n’est pas resté vacant : il a été investi par la technique, et plus particulièrement par les algorithmes des plateformes numériques, qui décident désormais ce qui est visible et ce qui ne l’est pas. Ainsi, alors que l’État s’efface, un nouveau pouvoir normatif s’impose, invisible et sans contrôle démocratique.
La neutralité laïque : un retrait historique du religieux
La laïcité française est née comme un acte juridique de rupture. En 1905, l’article 2 de la loi sur la séparation des Églises et de l’État proclame que « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ».
Cette formule, qui paraît aujourd’hui évidente, fut à l’époque un séisme : l’État renonçait à intervenir dans la sphère du sacré, il cessait d’être garant du vrai religieux, il abdiquait la fonction de trancher entre l’orthodoxe et l’hérétique.
La Constitution de 1958 en fait désormais un principe fondateur (article 1er : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale »). En apparence, il s’agit d’un retrait vers la neutralité, d’une promesse d’équité : chacun peut croire ou ne pas croire. Mais en réalité, ce retrait a laissé un vide symbolique. Car en effaçant la parole de l’État sur le religieux, on a supprimé une instance de légitimation du sacré.
Marcel Gauchet l’a bien montré dans Le désenchantement du monde : c’est le christianisme lui-même qui a rendu possible cette sortie de la religion, en distinguant progressivement le spirituel du temporel, l’Église de César.
Mais l’histoire de la laïcité ne se réduit pas à un progrès de la raison : elle est aussi une histoire de refoulement. En psychanalyse, Freud rappelait dans Malaise dans la civilisation que ce qui est écarté de la conscience collective ne disparaît pas, mais revient sous forme de symptôme. En cessant d’assumer un ordre symbolique commun, l’État moderne a refoulé le besoin anthropologique de transcendance.
Or, l’homme, comme l'écrit Mircea Eliade dans Le sacré et le profane, ne peut vivre sans sacré : « Le profane n’est jamais qu’une fiction, le sacré finit toujours par revenir. » La neutralité juridique de la République a donc produit paradoxalement une béance symbolique.
Cette béance, la littérature l’avait déjà pressentie. Dans La France contre les robots (1947), Bernanos prophétisait que le monde moderne, croyant abolir Dieu, ne ferait que remplacer le religieux par un culte nouveau : « On ne détruit pas les autels, on les change de place. » La laïcité n’a pas détruit le besoin de croire, elle l’a déplacé.
Là où jadis le calendrier républicain ou liturgique ordonnait le temps, il ne reste qu’un flux indifférencié de jours neutres. Là où les cathédrales marquaient l’espace, se dressent aujourd’hui des écrans qui rythment nos gestes et nos paroles. Le juriste constate que l’État s’est fait muet sur la question du sacré ; le psychanalyste observe que ce silence nourrit un manque, qui appelle un substitut.
Philosophiquement, ce moment de retrait peut être lu comme un passage de relais. Hegel voyait dans l’histoire le déploiement de l’Esprit à travers différentes formes de conscience. La sortie de la religion au profit de la laïcité pourrait apparaître comme une étape dialectique nécessaire.
Mais le risque, Nietzsche l’avait déjà pointé dans Le Gai Savoir : « Dieu est mort. Mais qui nous a donné l’éponge pour effacer tout l’horizon ? » L’État laïque a effacé l’horizon religieux, mais n’a rien offert en échange, si ce n’est une neutralité administrative.
Or, l’homme ne peut vivre dans un horizon vide. L’absence de parole normative sur le sacré ne supprime pas la demande de sacralité ; elle la rend simplement orpheline.
En somme, la laïcité, en droit, a instauré une égalité des croyances et une neutralité de l’État. Mais en anthropologie et en psychanalyse, elle a produit un refoulement collectif : l’impossibilité de dire ensemble ce qui est sacré. Ce qui devait libérer a laissé une place vacante. Et comme l’avait déjà pressenti Pascal dans ses Pensées, « le vide infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable » : si cet objet n’est plus Dieu, il sera autre chose.
Les algorithmes comme nouveaux arbitres du visible et de l’invisible
Si l’État s’est effacé du champ du sacré au nom de la laïcité, d’autres forces ont pris sa place. Le pouvoir normatif ne disparaît jamais : il se déplace.
Aujourd’hui, ce ne sont plus les prêtres, ni les rois qui décident du visible et de l’invisible, mais les algorithmes des grandes plateformes numériques.
Là où le droit républicain prétend garantir l’égalité et la neutralité, le code informatique instaure de nouvelles hiérarchies, invisibles et indiscutées. Dominique Cardon, dans À quoi rêvent les algorithmes ?, a montré que ces dispositifs ne sont jamais neutres : ils traduisent des choix implicites, des préférences commerciales, des logiques de captation d’attention. Ce n’est plus une Église, mais une industrie, qui détermine désormais ce qui mérite d’être vu.
Antoinette Rouvroy parle de « gouvernementalité algorithmique » : une forme de pouvoir qui ne passe plus par des lois votées, mais par des calculs de données. On n’interdit pas frontalement, on rend invisible. On ne condamne pas au tribunal, on dépriorise dans un fil d’actualité.
Cette mutation est radicale : ce n’est plus la norme écrite qui structure l’espace public, mais la norme codée, silencieuse, qui sélectionne nos perceptions. Le juriste observe ici un paradoxe : l’État s’efface au nom de la neutralité laïque, mais une autorité privée et technique prend le relais, sans légitimité démocratique.
Hannah Arendt écrivait que « le pouvoir naît de la visibilité » (La Condition de l’homme moderne). Or, les algorithmes sont devenus les nouveaux juges de la visibilité.
Anthropologiquement, on retrouve les traits d’une liturgie. Les « tendances », les « hashtags », les « buzz » rythment le temps social comme le faisaient jadis les fêtes religieuses. Les processions se sont muées en flux viraux, les prières en « like », les sermons en vidéos de quelques secondes.
Il y a ici une continuité : le besoin de rituel n’a pas disparu, il a changé de forme. Mircea Eliade avait raison : le sacré revient toujours. Ce que nous appelons aujourd’hui « engagement » n’est que la version sécularisée du rite collectif.
La psychanalyse permet d’aller plus loin : Freud expliquait que les sociétés, comme les individus, déplacent leur libido vers de nouveaux objets quand les anciens deviennent inaccessibles. L’investissement affectif et symbolique qui s’adressait jadis aux dieux se tourne désormais vers des écrans.
Le smartphone devient, pour reprendre le concept de Winnicott, un « objet transitionnel » : il rassure, il relie, il apaise l’angoisse de l’absence. Byung-Chul Han, dans La société de la transparence, décrit cette mutation comme une nouvelle idolâtrie : « Les données sont devenues les nouveaux dieux, car elles promettent une transparence totale. »
La littérature a pressenti ce déplacement. Dans 1984, Orwell imagine un monde où l’information est filtrée par un ministère de la Vérité, qui décide du passé et du présent. Mais nous sommes allés plus loin : il n’y a même plus besoin d’un ministère visible, ce sont des algorithmes, invisibles et sans visage, qui accomplissent la tâche.
Kafka avait déjà mis en garde dans Le Procès : le pire n’est pas l’interdiction explicite, mais la norme opaque, incompréhensible, qui décide de notre sort sans explication. L’homme contemporain vit dans ce climat : il ne sait plus pourquoi son message est vu ou non, pourquoi sa voix est amplifiée ou silencieuse.
Le sacré est redevenu un mystère, mais cette fois un mystère technologique.
Ainsi, ce n’est pas seulement l’information qui est hiérarchisée, mais la mémoire elle-même. Car ce qui n’apparaît pas en ligne est condamné à l’oubli. Paul Ricœur, dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, montrait que l’oubli n’est jamais une simple absence : il est produit par des dispositifs.
Aujourd’hui, l’oubli est algorithmique. Le refoulement collectif ne passe plus par l’État ou par l’Église, mais par des lignes de code. La neutralité proclamée par la République est donc déjouée par un nouveau pouvoir, non pas transcendant, mais immanent, qui agit non sur les dogmes, mais sur les flux de visibilité.
Refoulement, sacralité et symptôme : une lecture psychanalytique
Ce déplacement du sacré vers la technique appelle une lecture psychanalytique. Freud notait dans Totem et tabou que les sociétés, comme les individus, organisent leur vie autour de symboles qui condensent le désir et la peur.
Lorsque le totem disparaît, il est remplacé par un autre objet, qui prend sa fonction sans que le mécanisme inconscient change. De ce point de vue, l’algorithme est le nouveau totem : on lui attribue un pouvoir qu’on ne comprend pas, on lui confère une autorité mystérieuse, on lui demande de trancher. Jung, dans Psychologie et alchimie, allait plus loin : « Ce qui n’est pas intégré revient sous forme de destin. » Le destin contemporain, c’est l’obsession de l’écran, la croyance dans la neutralité du numérique, alors qu’il s’agit d’une nouvelle religion implicite.
La sublimation joue ici un rôle central. Freud définissait la sublimation comme le processus par lequel l’énergie pulsionnelle se déplace vers des objets socialement valorisés. L’énergie religieuse refoulée par la laïcité s’est sublimée dans les mythes du progrès, de la technique et de la transparence.
Byung-Chul Han parle d’une « idolâtrie des données » : nous croyons que tout peut être révélé, quantifié, mesuré, comme si la vérité ultime résidait dans l’accumulation d’informations. L’ancien Dieu promettait le salut, le nouveau promet la transparence. Mais dans les deux cas, il s’agit d’une promesse de totalité, d’une abolition de l’énigme, du mystère.
La littérature témoigne de ce déplacement avec une prescience troublante. Bernanos, encore lui, écrivait que « le monde moderne est condamné à mourir de faim spirituelle » (La France contre les robots). Orwell, dans 1984, et Huxley, dans Le Meilleur des mondes, avaient compris que l’effacement du religieux ne conduisait pas à la liberté mais à l’émergence de nouveaux cultes, plus insidieux : celui de la surveillance et celui du plaisir.
Aujourd’hui, les plateformes numériques réunissent les deux. Kafka, enfin, dans Le Procès, avait montré que le pire pouvoir est celui qui ne dit pas son nom, qui agit sans visage. L’homme d’aujourd’hui, confronté à la décision d’un algorithme qui lui retire une vidéo, vit cette expérience kafkaïenne : il ne sait ni à qui parler, ni pourquoi il est condamné.
Juridiquement, le problème est immense. La laïcité proclamait une neutralité de l’État pour garantir la liberté des consciences. Mais nous vivons désormais sous un régime où des acteurs privés, sans mandat démocratique, organisent la visibilité du monde.
Le Conseil d’État français a commencé à se pencher sur ces questions, mais la régulation reste balbutiante. Hannah Arendt écrivait que « le pouvoir, c’est l’espace public lui-même » (La Crise de la culture). Si cet espace public est confisqué par des algorithmes, alors le pouvoir change de nature. Nous passons de la République à la plateforme.
Ce constat invite à repenser le lien entre mémoire, sacré et politique. Paul Ricœur nous rappelle que l’oubli n’est pas seulement un accident, mais une construction : « l’oubli est l’envers de la mémoire, et il est produit par elle » (La mémoire, l’histoire, l’oubli). L’oubli algorithmique n’est pas une fatalité technique, il est un choix politique masqué.
De la même manière que les anciens royaumes décidaient des fêtes et des interdits, les plateformes décident aujourd’hui de ce qui a le droit de durer et de ce qui doit disparaître. Le sacré s’est technicisé, mais il n’a pas perdu sa force : il ordonne, il exclut, il sanctifie et il efface.
Le sacré n’a pas disparu : il a changé de temple. La laïcité a voulu effacer la puissance normative du religieux, mais elle a ouvert la voie à une autre puissance, moins visible et plus intrusive : celle des algorithmes.
Le croyant obéissait au dogme, l’utilisateur obéit à l’algorithme. Dans les deux cas, la liberté proclamée se heurte à une forme d’autorité cachée. Nous pensions avoir quitté l’ombre des cathédrales ; nous nous sommes agenouillés devant l’éclat des écrans. La laïcité a libéré l’État des religions, mais elle a laissé s’installer un nouveau pouvoir, plus discret et plus intrusif : celui des algorithmes. Ce ne sont plus les prêtres, ni les rois qui disent ce qui doit être vu ou entendu, mais des codes informatiques opaques. La neutralité proclamée par l’État s’est transformée en dépendance vis-à-vis d’une normativité technique qui échappe au contrôle démocratique.
Reste alors une question brûlante : voulons-nous vivre dans une société où le sacré est confisqué par les algorithmes, ou pouvons-nous inventer une nouvelle manière de symboliser collectivement ni théocratie, ni vide, ni idole numérique ? Autrement dit, l’avenir ne dépend pas seulement d’une régulation technique : il dépend de notre capacité à redonner un sens commun au sacré, sans qu’il soit monopolisé ni par l’Église, ni par l’écran. Mais point non plus par les dirigeants politiques, dont l'abus de "sermons" peut apparaître comme une déviance vers l'autoritarisme ou l'autocratie : ce qui peut sembler comme anormal à l'aube du 21ème siècle. Sauf ce qui est susceptible d'être partagé...
Marie Taffoureau, Juriste et Philosophe à l'université Paris Nanterre...