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Attaché principal des administrations parisiennes / Chargé de mission "Promesse républicaine" (DDCT) / Chargé de TD en droit constitutionnel à Paris Nanterre / Fondateur & Responsable du pôle "vivre ensemble" du think tank "Le Jour d'Après" (JDA) / Président de l'association La Casa Nostra / Membre du club du XXIème siècle / Secrétaire-adjoint de l'association des rapporteurs.trices de la CNDA (Arc-en-ciel) / Fondateur du média "De facto" / Député de l'Etat de la diaspora africaine (SOAD)

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Billet de blog 23 août 2025

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La "racaillisation" comme stigmate : appropriation des codes et reproduction...

Langage, musique, gestes, styles vestimentaires… La culture des banlieues imprègne désormais l’espace commun. Mais ce qui pourrait être un levier d’expression et de créativité se retourne en stigmate social, récupéré par les classes dominantes comme un folklore ou un masque ironique.

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« Les classes dominantes ne cessent de dominer en imposant la définition légitime des goûts. » (Pierre Bourdieu, La Distinction). La culture des banlieues est devenue omniprésente : langage, musique, gestes, styles vestimentaires... Mais ce qui pourrait être un outil d’expression et de créativité s’est transformé en stigmate social.

Les codes des banlieues sont repris par des classes favorisées, parfois ironiquement, parfois par fascination, mais rarement pour ce qu’ils sont et signifient vraiment. Cette appropriation ambiguë enferme les jeunes dans des clichés, dont ils voudraient eux se départir, et empêche leur élévation sociale par d’autres formes de capital culturel.
Les codes des banlieues : identité et enfermement
Le langage, la démarche, les gestes et la musique ne sont pas neutres : ils deviennent des marqueurs sociaux. Dans les banlieues, l’argot, les expressions hyperboliques, les gestes amples ou la démarche virile traduisent une identité collective forgée dans l’exclusion.

Bourdieu expliquait dans La Distinction que les goûts et les styles de vie ne sont pas de simples préférences, mais des « marqueurs de classe ». Parler « comme une racaille », c’est se situer dans une hiérarchie sociale où les codes dominants le français soutenu, la politesse codifiée, l’élégance bourgeoise sont refusés ou inaccessibles. Ces codes produisent une fierté d’appartenance, mais aussi un stigmate.
Freud, dans Psychologie des foules, montrait que l’individu se construit aussi par identification à un groupe. Le langage de la banlieue devient un miroir, une façon de dire « je suis des vôtres ».

Mais ce signe, lorsqu’il est figé, enferme. Lacan parlerait ici d’une identification imaginaire qui n’accède pas au symbolique : au lieu d’intégrer la Loi commune (la langue partagée, l’autorité culturelle...), le sujet se limite à un code restreint, qui le rend visible localement, mais invisible ailleurs. Le stigmate devient un mur.
Les faits d’actualité montrent la persistance de ce stigmate. En 2024, plusieurs débats médiatiques autour de rappeurs très médiatisés (Freeze Corleone, Jul...) ont montré la fascination et la répulsion simultanées que ces codes suscitent.

Les classes supérieures imitent parfois ces expressions, jusqu’à les tourner en dérision, mais elles refusent d’en reconnaître la profondeur. Or, réduire la culture des banlieues au rap le plus basique, bruyant et provocateur, est une manière de maintenir les jeunes dans un rôle d’amuseurs sociaux. C’est une « fausse bienveillance » : on célèbre leur « authenticité », tout en les enfermant dans une identité caricaturale.
Cela pose une question : la liberté culturelle consiste-t-elle à se complaire dans ses codes d’origine, ou à pouvoir accéder à la pluralité des formes de culture ?

Kant rappelait que l’éducation est ce qui fait sortir l’homme de son état de minorité. Or, si l’on prive les jeunes des banlieues d’un accès réel à la culture « haute », on les maintient dans une minorité imposée. L’égalité culturelle, garantie par l’article 1 de la Constitution (« la France assure l’égalité devant la loi sans distinction d’origine »), ne peut exister si certains, certaines n’ont accès qu’à des codes réduits, tandis que d’autres disposent de tout le capital symbolique.
Là se trouve une piste féconde : ouvrir ces jeunes non pas seulement à la littérature et à la musique classique occidentale, mais aussi à la profondeur de leur propre héritage pluriel.

L’histoire musicale regorge de trésors ignorés : par exemple Komitas, compositeur arménien qui a recueilli et sublimé des chants populaires pour en faire un langage universel ; Saygun, compositeur ottoman du XXᵉ siècle qui mêlait influences orientales et formes occidentales ; ou encore le patrimoine arabo-andalou, riche de polyphonies raffinées...

Ce n’est pas en réduisant la jeunesse à un rap standardisé qu’on lui offre une élévation, mais en lui donnant la chance de découvrir la profondeur de ses héritages multiples, pour ensuite accéder à Mozart, Bach ou Ravel. La richesse est dans le passage, pas dans l’enfermement.
Car l’identité banlieusarde est souvent une identité double, voire triple : française et maghrébine, française et subsaharienne, française et arménienne… Or, l’école et les institutions n’exploitent pas cette richesse, elles se contentent de tolérer les codes visibles, souvent bruyants et stigmatisés.
En laissant le rap de masse être la seule musique valorisée, on fabrique une cage sonore. Alors qu’initier les jeunes aux traditions savantes de leur propre histoire, qu’elles soient orientales, africaines ou européennes, puis aux grandes œuvres classiques universelles, c’est leur offrir une véritable sortie du stigmate...
Dans L’Étranger, Camus montrait un héros qui, faute de codes partagés, devient incompréhensible aux yeux de la société. De la même façon, le langage et les codes des banlieues, célébrés localement, deviennent un obstacle lorsqu’ils rencontrent le reste du monde. Tant que ces codes restent la seule identité reconnue, ils fabriquent du malentendu.
Ainsi, ce que l’on appelle la « racaillisation » n’est pas une essence, mais une construction sociale et symbolique. Elle permet de s’identifier, mais elle enferme ; elle offre une fierté, mais elle stigmatise.
La vraie justice culturelle ne consiste pas à dire aux jeunes « restez vous-mêmes » en valorisant seulement le rap ou l’argot, mais à leur offrir une ouverture vers la pluralité de leurs héritages, et vers l’universel. Ce n’est qu’en passant de l’expressif au symbolique, du code au langage, que le principe d’égalité peut advenir.
L’appropriation et la parodie par les classes favorisées
Si le langage et les codes des banlieues fonctionnent comme des marqueurs identitaires pour les jeunes qui y vivent, ils deviennent aussi des objets d’appropriation dans les classes sociales élevées.

On observe un phénomène double : fascination et moquerie. Des lycéens de grandes écoles parisiennes reprennent les expressions des rappeurs ou les mimiques corporelles des cités, non pas pour s’y reconnaître, mais pour les tourner en dérision ou s’offrir une identité de façade. Le « wesh » ou le « gros » deviennent des accessoires de langage ironique, utilisés par ceux et celles qui, en réalité, ne quitteront jamais les codes dominants.
Bourdieu avait décrit ce mécanisme dans La Distinction : les classes supérieures se nourrissent parfois des cultures dominées pour s’encanailler, mais elles conservent toujours la maîtrise des codes légitimes la langue soutenue, les références classiques, le capital scolaire.

Ce mimétisme superficiel renforce en réalité la domination : il fige les banlieusards dans une identité assignée, tandis que les dominants, eux, peuvent circuler librement entre registres, jouant à « parler racaille » le soir tout en reprenant Racine et Kant le matin.

L’appropriation devient ainsi une parodie : elle confirme que ces codes n’ont pas la même valeur selon qui les emploie.
Freud notait déjà dans Psychologie des masses que l’attirance et la répulsion vont souvent de pair : ce que l’on rejette nous fascine autant qu’il nous effraie. Lacan parlerait d’un rapport imaginaire de miroir : les classes favorisées imitent l’autre pour mieux s’assurer de leur différence. Ce mimétisme est donc une manière de dire « nous ne sommes pas comme eux », en exhibant leur langage ou leur musique comme un masque temporaire. C’est le ressort même de la moquerie : jouir du stigmate de l’autre, tout en s’en protégeant.
Alessandro Baricco, dans Les Barbares, éclaire ce processus par son concept de « barbarisation ». Il montre comment la culture contemporaine tend à privilégier la surface, la vitesse, l’horizontalité...

Le rap réduit à ses formes les plus bruyantes, les slogans de banlieue répétés sans contexte, deviennent ainsi des produits de surface, consommés par les classes supérieures comme de l’exotisme culturel. Mais cet exotisme neutralise la profondeur : il ne permet pas de comprendre la souffrance, l’histoire, l’angoisse qui ont forgé ces codes. La barbarisation, ce n’est pas la culture des banlieues en elle-même, mais la manière dont elle est digérée par le marché et les dominants.
Le droit lui-même a tenté de répondre à cette inégalité symbolique par des politiques d’égalité culturelle. La Déclaration universelle des droits de l’homme (art. 27) affirme que « toute personne a le droit de participer librement à la vie culturelle de la communauté ». En France, la loi relative à l’égalité et à la citoyenneté (2017) visait à renforcer l’accès à la culture dans les quartiers populaires.

Mais ces textes restent largement déclaratifs. Dans la pratique, on continue de financer prioritairement les formes déjà dominantes (grands opéras, musées centraux...), tandis que la jeunesse des cités se voit réduite à des « projets rap » ou des ateliers de slam, comme si son horizon devait rester limité à ses clichés.
Un fait récent illustre cette hypocrisie : en 2024, un grand festival parisien a annoncé consacrer sa programmation « à la banlieue ». Dans les faits, cela s’est traduit par une surreprésentation de rappeurs commerciaux, parfois eux-mêmes décriés pour leurs propos violents ou misogynes.

Rien sur le reste de la poésie urbaine, rien sur le théâtre émergent, rien sur les musiques savantes issues des diasporas (arabo-andalouses, ottomanes, arméniennes, africaines...). Derrière le discours bienveillant de « donner la parole », on a simplement recyclé un cliché sonore qui conforte les dominants dans leur vision folklorique des banlieues.
Ainsi, l’appropriation et la parodie des codes des banlieues ne libèrent pas ces derniers : elles les enferment. Elles confirment que, pour les dominants, ces codes ne sont qu’une surface à consommer ou à tourner en dérision, jamais une profondeur à reconnaître. En cela, la « racaillisation » n’est pas seulement un stigmate pour ceux et celles qui la vivent : elle devient une arme symbolique pour ceux et celles qui l’imitent.
Le nivellement par le bas : un piège pour l’égalité culturelle
L’un des paradoxes les plus cruels de la situation contemporaine est que, sous prétexte de valoriser l’authenticité des banlieues, on enferme leurs habitants dans une caricature.

Le langage populaire, les gestes, le rap bruyant deviennent des emblèmes officiels, alors qu’ils ne sont, au fond, que des fragments d’expression.

Pierre Bourdieu l’avait déjà montré : les classes dominantes conservent toujours la maîtrise des codes légitimes de la littérature classique, des beaux-arts, de la musique savante... et cantonnent les classes populaires dans des « cultures de substitution ».

Ce mécanisme de reproduction culturelle empêche l’ascension : si l’on ne vous transmet que le rap et l’argot, vous êtes condamné à rester dans l’entre-soi, alors que la vraie élévation passe par la pluralité des héritages et l’accès à l’universel.

Freud expliquait que la culture est une sublimation, un passage du pulsionnel à l’institué. Tant que l’adolescent reste enfermé dans les codes de son groupe, il vit dans l’imaginaire, dans la répétition du même.

Lacan dirait qu’il n’accède pas au symbolique : c’est-à-dire à ce qui permet d’entrer dans une loi commune, partagée, transmise. Réduire la jeunesse à ses clichés sonores et corporels, c’est l’empêcher de traverser ce passage vers le symbolique. C’est maintenir une forme de jouissance close, mais la priver d’élévation.

Philosophiquement, cela pose la question du vrai sens de l’égalité. Kant rappelait que l’éducation doit libérer l’homme de son état de minorité. Or, une société qui n’offre aux jeunes des quartiers que le miroir déformé de leur propre expression les condamne à rester mineurs. Paul Ricœur parlait de l’« homme capable » : capable de raconter, de se projeter, d’interpréter. L’homme réduit à des clichés ne devient pas capable, il reste assigné.

Le droit, lui, proclame pourtant une égalité culturelle. Mais dans la pratique, cette participation est biaisée : les budgets culturels en France privilégient les grandes institutions centrales, tandis que les périphéries se voient offrir surtout du rap, du foot et du street art.

Or, la culture, ce n’est pas une case ethnique, c’est une ouverture. Ne pas initier un jeune de banlieue à Mozart, à Ravel, mais aussi à Komitas ou à la musique arabo-andalouse, c’est lui refuser une part de son humanité universelle.

L’alternative existe pourtant. Les chants traditionnels de toutes origines arméniens recueillis par Komitas, polyphonies ottomanes, musiques soufies, gwoka guadeloupéen, biguine antillaise, témoignent d’une richesse qui est à la fois locale et universelle.

Les faire découvrir, c’est montrer que la culture populaire n’est pas condamnée à la brutalité ou à la caricature sonore, mais qu’elle peut s’élever et dialoguer avec les musiques savantes.

De la même façon, l’initiation à la littérature ne devrait pas se limiter aux textes français classiques ou aux récits contemporains de banlieue : elle devrait inclure Ibn Khaldoun et son analyse de la civilisation, Césaire et son Discours sur le colonialisme, Glissant et sa Poétique de la Relation, Nazim Hikmet et ses poèmes turcs de l’exil, ou encore Pamuk et ses romans d’Istanbul.

Ce sont ces voix multiples qui permettent de dépasser l’identité fermée et de construire une culture vivante.

Un fait récent souligne l’urgence de cette ouverture , en janvier 2025, un rapport du Conseil supérieur de l’éducation artistique et culturelle a montré que, dans certains collèges de Seine-Saint-Denis, moins de 10 % des élèves avaient accès à un enseignement musical ou théâtral structuré, contre plus de 60 % dans les établissements favorisés. Cette fracture culturelle se double d’une fracture sociale : on maintient des enfants dans le bruit et la caricature, pendant que d’autres s’ouvrent aux horizons multiples de l’art.
Ainsi, le nivellement par le bas n’est pas seulement un appauvrissement esthétique , c’est une injustice. Derrière le folklore d’une banlieue réduite à ses clichés, il y a une stratégie inconsciente de reproduction : maintenir les dominés dans leur langage pour les empêcher d’accéder aux langages universels.

La justice culturelle ne consiste pas à nier les expressions populaires, mais à les relier à d’autres héritages, à leur montrer qu’ils appartiennent à une humanité plus vaste. C’est seulement ainsi que les banlieues pourront sortir de la caricature et participer pleinement à la création universelle.
« Une société qui confond l’expression avec le cliché condamne ceux qui s’expriment à répéter leur stigmate. » (inspiré de Roland Barthes, Mythologies).

La racaillisation comme marqueur social est un double piège : elle stigmatise les jeunes des quartiers et elle sert de parodie pour les classes supérieures. Ce faux exotisme, sous couvert de bienveillance, empêche l’accès aux instruments réels de l’émancipation : littérature, philosophie, arts, savoirs...
« Le vrai voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux. »(Marcel Proust). La question n’est pas de condamner les codes de la banlieue, mais de les dépasser en ouvrant de nouveaux horizons.

Il s’agit moins de "folkloriser" le langage ou la musique des jeunes, que de leur permettre d’élargir le champ de leurs possibles, pour qu’ils puissent s’émanciper du rôle social auquel on les assigne. Et de l'image qu'ils renvoient : la "rocaille" de leur existence et le roman dont les pages sont déchirées, par dépit, par déport... 

Marie Taffoureau, Juriste et Philosophe à l'université Paris Nanterre...

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