Le film Frantz Fanon d’Abdenour Zahzah, sorti ce 23 juillet, nous plonge dans un huis clos singulier : l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, entre 1953 et 1956.
Là, un jeune médecin noir, martiniquais, formé en France, déploie une pratique révolutionnaire au sein d’un établissement colonial.
Cette pratique n’a rien d’un simple réformisme médical : elle est un acte de rupture, une insurrection thérapeutique, un geste de réappropriation humaine dans un monde profondément déshumanisé.
C’est que Frantz Fanon, psychiatre et futur auteur des Damnés de la terre, ne soignait pas simplement des "malades mentaux".
Il pansait des êtres broyés par la domination, démembrés symboliquement, rendus étrangers à eux-mêmes par l’ordre colonial.
Dans son approche clinique, le soin devient politique, et la psychiatrie, un champ de bataille contre l’aliénation raciale, l’infériorisation culturelle et la violence institutionnelle.
Une clinique de la résistance
Formé auprès de François Tosquelles à l’hôpital de Saint-Alban, pionnier de la psychothérapie institutionnelle, Fanon importera cette méthode à Blida, dans une Algérie encore sous domination française.
Là-bas, il refuse le modèle psychiatrique paternaliste et carcéral. À la place, il crée un espace collectif où la relation soignant-soigné est redéfinie : terrain de football, café, ateliers de parole... — autant de lieux où l’humanité des patients peut ressurgir.
Mais ce que montre le film de Zahzah avec force, c’est que l’asile colonial est un microcosme de l’oppression coloniale : des "pavillons musulmans", des soignants français distants ou méprisants, une hiérarchie raciale jusque dans les services de santé.
Fanon, affecté à la section des femmes algériennes, expérimente une écoute, une présence, un respect du sujet. Loin du regard médical objectif et distant, il engage son être tout entier, son empathie, son regard d’homme noir et anticolonialiste.
Ce n’est pas un hasard si son engagement politique le mènera ensuite à rejoindre le Front de Libération Nationale (FLN).
Soigner, pour lui, ne pouvait se faire sans lutter. « Le colonialisme n’est pas un simple régime politique, c’est une maladie mentale collective », affirmait-il.
Face à l’État français qui refusait même de nommer « guerre » ce qui se déroulait en Algérie, Fanon désignait le mal pour mieux l’extirper.
La colonisation comme pathologie sociale
Fanon a profondément renouvelé la compréhension des rapports entre domination politique et psychisme.
Dans Peau noire, masques blancs (1952), il montrait déjà comment l’intériorisation du mépris colonial ronge l’estime de soi du colonisé.
Le colonisé n’est pas seulement opprimé matériellement ; il est enfermé dans une image dégradée de lui-même, produit d’un système qui le désigne comme inférieur, paresseux, incapable, violent...
Le film de Zahzah illustre brillamment cette logique perverse.
Des enfants témoins de massacres, des maquisards en surmenage, des policiers français torturés par leur propre violence — tous, d’un côté ou de l’autre du fusil, sont détruits.
Le colonialisme rend fou tout le monde, mais il n’en déresponsabilise pas pour autant les acteurs et les actrices de l’oppression. Chez Fanon, le soin ne dissout pas la responsabilité politique ; il la révèle.
Il est d’ailleurs édifiant de voir cette scène d’un policier venu consulter, conscient d’être devenu violent. Elle souligne combien l’État colonial lui-même déshumanise ceux et celles qu’il arme, en même temps qu’il brutalise ceux et celles qu’il soumet.
Une œuvre encore trop peu lue, mais toujours urgente
Fanon est aujourd’hui une figure iconique. Mais il reste trop peu compris.
Son œuvre, souvent citée, est rarement lue dans toute sa complexité. Or, ses écrits — L’An V de la révolution algérienne, Les Damnés de la Terre... — sont des instruments de compréhension de notre monde contemporain, traversé de néocolonialismes, de discriminations systémiques, de replis identitaires.
Il y a, dans son approche, une actualité brûlante pour penser les souffrances postcoloniales : les jeunes issus de l’immigration relégués dans des quartiers stigmatisés, les traumatismes migratoires, les violences policières à caractère raciste, les discriminations au travail ou au logement. Fanon posait une question essentielle : comment vivre debout dans un monde qui vous veut à genoux ?
Zahzah, en filmant Fanon à Blida, nous rappelle que l’hôpital peut être un lieu de résistance — tout comme l’école, la prison, ou même la rue.
Partout où des corps sont réduits au silence, la parole peut devenir soin. La solidarité, une réhabilitation. La reconnaissance, une arme.
Héritages et transmission
Ce que le film esquisse — peut-être un peu trop discrètement —, c’est le lien entre la pratique clinique et l’écriture politique. Fanon quitte Blida en 1956, parce qu’il ne peut plus "soigner dans un ordre qui mutile". Il rejoindra Tunis, écrira pour El Moudjahid, et mourra d’un cancer à 36 ans à Washington, dans un anonymat presque glaçant. Tant il en est ignoble...
Mais il laisse une œuvre. Et des héritiers, parmi lesquels Glissant, Césaire, Memmi, Angela Davis, Achille Mbembe, ou aujourd’hui encore Houria Bouteldja, Françoise Vergès, voire Rima Hassan, et les jeunes penseurs de la "décolonialité". Son message est clair : la libération commence par le soin de soi, de l’autre, du monde.
Dans un monde encore ravagé par les séquelles de l’histoire coloniale, retrouver Fanon, c’est réapprendre à penser le soin comme un acte politique, et la politique comme une exigence de réparation.
À Blida, il ne guérissait pas seulement des individus. Il réveillait des peuples. Pour en faire non des entêtés, mais des entités. A l'enfilade...
Mehdi Allal
Pour la mémoire des luttes,
Et pour Diangafaye, le frère.